Le Matricule des anges, janvier 2013, par Gilles Magniont
L’industrie du texte
Aussi fervente qu’imposante, une histoire de la traduction en France, qui commence par le 19e siècle.
Notre temps semble celui des sommes après La Langue littéraire (de Gustave Flaubert à Claude Simon) de Philippe et Piat en 2009, voici le premier tome d’une monumentale Histoire des traductions en langue française, consacrée au 19e siècle – viendront plus tard trois autres volumes, 15e-16e siècles, 17e-18e et enfin 20e. Celui-ci est dirigé par trois maîtres d’œuvre, et rédigé par une armée de spécialistes, 67 pour être précis, pour 15 chapitres de 40 à 100 pages, accompagnés d’une introduction et d’un bilan, plus un index énorme des traducteurs en langue française (52 pages), plus un index d’autres personnalités. Les chapitres s’organisent en genres (prose narrative, poésie, théâtre, littérature d’enfance et de jeunesse…) et domaines (sciences et techniques, textes juridiques, religions), à quoi il faut encore ajouter l’entrée par les personnes (historiens, philosophes, traducteurs) ou par des chemins de traverse la bibliométrie, l’antiquité, le panthéon littéraire.
Une diversité d’angles d’attaque donc nécessaire pour ouvrir très large le compas, d’autant qu’ici le panorama inclut une grande variété de langues sources, parfois inattendues : de l’anglais, de l’allemand, du russe bien sûr, mais on lit aussi des lignes sur le coréen qu’on ne s’attendait pas forcément à croiser dans ce 19e siècle. Ainsi le projet renoue-t-il avec un certain enthousiasme encyclopédique, tant il est – si l’on considère la totalité à venir – colossal. À cet encyclopédisme s’ajoute toutefois une dimension de chaleur aussi rare que surprenante dans une œuvre aussi sérieuse et documentée, dimension qui tient à deux éléments essentiels le style, et le petit peuple de la forêt des traducteurs ici affairé. Le style d’abord, qui, s’il est forcément varié ou changeant selon les chapitres, reste d’une lisibilité exemplaire, souvent narratif, et quelquefois même haletant dans certaines parties où se jouent sous nos yeux les concurrences entre les journaux ou les maisons d’éditions, les polémiques et parfois les railleries, ce qui nous mène tout droit à la dimension humaine. Recherche chaude en effet, puisque les chapitres, s’ils manient les classements, produits notamment par le plan des chapitres, sont remarquables de la présence vive des traducteurs, des plus célèbres – Chateaubriand génial comme toujours, Hugo père et fils… – aux plus obscurs, les invisibles qui reçoivent aujourd’hui le plus bel hommage qui soit. Parmi ceux-là, et c’est une des surprises du volume, des femmes, beaucoup de femmes, tant dans le domaine des lettres que dans le domaine scientifique et industriel, qui s’affairent à traduire ou transposer en français les textes qu’elles jugent nécessaires à l’ouverture et l’enrichissement de la culture française.
Car qui dit traduction dit surtout pratiques inscrites dans des méthodes ou théories – pour aller vite, la lettre ou l’esprit –, des cadres juridiques – la propriété intellectuelle –, et des normes – dans quel français ? Il est ainsi une autre perspective à partir de laquelle ce volume peut être lu, celui de l’histoire du français, lequel peine souvent à trouver sa forme à force de naturalisations et de petits arrangements avec les voix venues d’ailleurs, l’impératif de l’élégance et du génie de la langue freine parfois l’éclosion de l’étranger dans le pays… Mais il arrive aussi que de jolis mots soient tentés, comme « étrangèreté » en 1830 – sous la plume d’un mystérieux M.B. – pour désigner des « tournures nouvelles » apparues à la faveur des traductions, alors « plus que jamais œuvre de conscience et de sympathie littéraire ».