La Quinzaine littéraire, 1er juin 1989, par Carmen Bernard
Il y a plus de vingt ans, l’ethnologue Ernesto de Martino dans un beau livre intitulé La Terre du remords, décrivait des pratiques étranges qui étaient encore vivantes après la dernière guerre dans la région des Pouilles, en Italie du Sud, auxquelles il donna le nom de tarentisme. Ce terme était forgé sur celui de tarentule, nom d’une araignée dont l’esprit, croyait-on, possédait tous ceux qui se disaient mordus par l’insecte, le plus souvent des femmes. Les victimes étaient en proie à une grande agitation qui ne s’apaisait qu’au terme d’exorcismes exécutés par la collectivité et dans lesquels la danse et la musique, en l’occurrence la tarentelle, jouaient un rôle capital. Rite de possession ou thérapie musicale explicables par le statut des femmes en Italie du Sud ? En présentant une documentation remarquable sur les danses de l’argia célébrées en Sardaigne, Clara Gallini dépasse la problématique de De Martino, trop lice à celle du Mezzogiorno, terre des laissés pour compte du développement.
Pour beaucoup d’aspects, les cérémonies de l’argia – nom local d’une araignée, le Lactrodectus dont la morsure est venimeuse – s’apparentent au tarentisme apulien et témoignent d’un fonds archaïque ou païen commun aux pays méditerranéens. Comme dans la région des Pouilles, la musique et les chants servent de thérapie pour apaiser les douleurs et l’angoisse de la victime. Mais en Sardaigne, la présence d’autres éléments rituels et symboliques font de l’argia une cérémonie un peu différente. Contrairement à ce qui se passe dans les Pouilles, les victimes sont surtout des hommes, ce qui infirme les interprétations sociologiques de De Martino ; la « panification » du possédé dans un four chauffé aux sept sarments de vigne, son ensevelissement dans le fumier à l’exception de la tête, son accouchement symbolique, son retour dans le lieu de la morsure, le travestissement du malade ou de ceux qui constituent le corps exorciste, sont autant de thèmes qui caractérisent les rituels sardes.
Clara Gallini a enquêté pendant plusieurs années sur une cérémonie qui n’était plus pratiquée depuis 1948. Malgré cette difficulté, elle a réussi à reconstituer à l’aide de ses informations, toute la complexité d’un rite de bergers sardes, qui n’est ni une thérapie ni une fête mais qui relève des deux ordres, tant il est vrai que ses racines plongent dans un univers où la dérision, la douleur et le rire se côtoient, jusqu’à se confondre, comme Bakhtine l’a si bien décrit, en parlant sur Rabelais.
L’araignée Lactrodectus est bien réelle et sa piqûre provoque des douleurs intenses, des crampes abdominales, et un état de profonde dépression, symptômes qui durent trois jours. Mais ces symptômes sont interprétés par les paysans sardes comme la conséquence d’une possession car lesargia incarnent l’âme d’un mort ou d’un enfant. La guérison passe nécessairement par l’identification de l’argia, tâche que seul l’exorcisme peut accomplir. La victime ou son entourage, selon les cas, reconnaissent dans la musique, dans les couleurs, dans les vêtements et dans la danse, le statut de l’esprit responsable des troubles : l’argia peut être une « femme nubile », une « parturiente », une « veuve », une « femme de mauvaise vie », parmi d’autres rôles possibles et stéréotypés.
L’exploration musicale est indispensable pour arriver à l’identification. Ainsi, comme dans les cultes de possession d’origine africaine, patient ou collectivité selon les régions, cherchent le rythme approprié et les paroles qui s’y rattachent ; lorsque le malade, dans un grand éclat de rire, annonce qu’il a trouvé son argia, l’esprit démasqué cède aux supplications ou aux menaces des hommes et s’éloigne de sa victime et du village.
Si les cérémonies de l’argia rappellent les fêtes de Carnaval, par leur dimension érotique et par son caractère ludique, elles ont aussi un but thérapeutique. Les psychiatres Giovanni Jervis et Michele Risso, auteurs d’un texte situé en annexe, expliquent que les douleurs abdominales des victimes, fussent-elles des hommes, deviennent des douleurs d’enfantement ; par ailleurs, l’angoisse profonde ressentie par tous ceux qui ont été mordus par le Lactrodectus, cède à la joie et au rire.
Comme les fêtes qu’il décrit, ce Livre est joyeux et passionnant. Outre l’étrangeté que représente ce rite de possession en pays chrétien, le lecteur découvrira à travers les différents types de conjurations, une poésie populaire qui aurait enchanté les surréalistes.