L’Archicube, nº 14, juin 2013, par Jean-Thomas Nordmann

À la tête d’une importante équipe de chercheurs, deux archicubes, professeurs à Paris-IV, Yves Chevrel et Jean-Yves Masson se sont attelés à une entreprise aussi titanesque que nécessaire et sans précédent, explorer un domaine clef de leur discipline, la littérature comparée, en faisant paraître une histoire générale des traductions en langue française, de l’invention de l’imprimerie à nos jours. Quatre tomes sont prévus. Le premier volume, qui vient d’être publié, sous la direction d’Yves Chevrel, porte sur le xixe siècle (Histoire des traductions en langue française, xixe siècle, Verdier, 2012). Ce choix est peut-être dû à des raisons contingentes, liées à la disponibilité plus rapide des contributions. Il n’en est pas moins significatif car c’est au xxe siècle que la traduction prend des dimensions sociales nouvelles, s’ajoutant à ses fonctions traditionnelles en matière d’érudition et de pédagogie, avec le développement d’un plus vaste public de lecteurs lié aux progrès de l’alphabétisation et à l’apparition des formes modernes d’édition et de circuits de distribution. C’est au xixe siècle que se répand plus largement en France l’intérêt pour les textes étrangers, le romantisme mettant à mal la suprématie du français en Europe. Tandis que la notion même de littérature étrangère acquiert reconnaissance et statut, notamment dans le monde universitaire, ce recul du gallocentrisme érige la comparaison en ressort fondamental de la réflexion critique ; il entraîne le réexamen et la remise en cause des valeurs consacrées. La traduction est donc au cœur des interrogations du siècle. L’ouvrage n’élude aucune de ces dimensions. Il débute par l’évocation de ce que les auteurs appellent « théories de la traduction », non sans quelque anachronisme, car, le plus souvent, il s’agit surtout de réflexions sur l’art de traduire et de bien traduire, plus que de vues systématisées sur les processus que l’acte de traduire met en œuvre. Ces réflexions représentent souvent la justification des choix du traducteur, surtout quand des traductions suscitent des polémiques, telle celle qui oppose Panckoucke et Burnouf à propos de leurs traductions respectives de Tacite. Entre élégance et littéralité, on voit progresser un idéal de vérité ; l’art de traduire rejoint le souci de pénétrer la personnalité créatrice de l’auteur du texte traduit ; rien d’étonnant si la réflexion sur la traduction épouse les débats sur l’originalité, dont se nourrissent les romantismes, ainsi que les mises en cause corrélatives de la rhétorique. Avec l’helléniste Henri Weil apparaît le souci de conserver dans le texte traduit l’ordre d’apparition et d’enchaînement des idées et des notions plutôt que le respect des catégories grammaticales utilisées par l’auteur du texte original. S’agissant des langues anciennes, ce principe sera appelé à une longue carrière universitaire et commandera les exercices des classes supérieures de notre enseignement. D’une conception très large, ce premier chapitre offrirait à lui seul la matière d’un livre ; il présente déjà de vivants portraits de traducteurs, que le reste de l’ouvrage enrichira et qui contribuent à l’agrément professionnel de la traduction, auquel aurait pu être associé le quatrième, qui, sous le titre d’« Approche bibliométrique » montre l’importance grandissante des traductions dans la production éditoriale et sur le marché du livre et de la presse périodique. Le chapitre trois se rattache plus directement au reste de l’ouvrage en abordant les domaines de création et de connaissance que le développement des traductions enrichit et dont il modifie, en les élargissant, les perspectives : « Une Antiquité nouvelle » apparaît ainsi, non plus limitée à la Bible, à la Grèce et à Rome ; les littératures anciennes extra-européennes ne deviennent pas seulement plus familières, l’orientalisme s’impose comme ensemble de disciplines érudites et comme terme de comparaison qui renouvelle nos vues sur l’antiquité classique ; quant aux littératures médiévales, leurs traductions font l’objet d’un intérêt plus que soutenu qui prolonge les curiosités du xviiie siècle et qui donne à la Chanson de Roland, à l’historiographie médiévale et aux romans de chevalerie une place de choix dans le patrimoine national. La poésie et le théâtre sont abordés ensuite, domaine par domaine, avec des indications sur les problèmes spécifiques que pose la traduction dans chaque genre. Un ample chapitre sur la « prose narrative » donne à lire « en creux » la constitution du roman moderne ct son essor comme forme littéraire et comme produit de consommation. Le lecteur apprend beaucoup du chapitre sur la « littérature d’enfance et de jeunesse » qui connaît un développement spectaculaire, marqué très vite de l’empreinte du cosmopolisme : Andersen, les frères Grimm, le chanoine Schmid et bien d’autres s’imposent à l’égal des auteurs « nationaux » tandis que l’éditeur Hetzel introduit la notion d’adaptation appelée à un bel avenir. Autre chapitre à satisfaire des curiosités nouvelles, celui qui passe en revue les « Métamorphoses du panthéon littéraire » c’est-à-dire la manière dont les traductions s’intègrent au « canon », devenant elles-mêmes des textes classiques et reconnus comme tels, qu’il s’agisse de classiques comme Dante ou de méconnus comme Vico. La contribution des traductions à ce processus de canonisation est abordée pour chacune des grandes littératures nationales. Le chapitre consacré aux « Historiens » montre l’importance des influences étrangères, à travers les traductions de grandes œuvres, notamment anglaises et allemandes, qui balisent l’évolution d’une discipline reine du siècle. La traduction des œuvres de sciences pures n’est pas séparable, un chapitre le rend sensible, des combats pour la science, « nouvelle idole ». Textes juridiques, récits de voyage, études religieuses ont droit à des chapitres particuliers. Dans un chapitre limpide et passionnant, Jean Lacoste fait vivre les apports de l’empirisme anglais, de l’hégélianisme, de Schelling, de Kant, de Schopenhauer et de Nietzsche aux renouveaux successifs de la philosophie française. Cet ensemble de plus de 1300 pages se lit très aisément car il est parfaitement composé, loin de se ramener à un paquet de fiches : les données techniques alternent harmonieusement avec les portraits et des considérations historiques très naturellement introduites. Cet agrément renforce, s’il en était besoin, l’admiration qu’inspirent les qualités exceptionnelles d’un travail qui renouvelle en profondeur notre connaissance du xixe siècle littéraire et érudit et, comme on dit, fait honneur à l’université française.