Le Monde des livres, 29 novembre 2013, éditorial par Jean Birnbaum
Le livre sera toujours sauvé par les enfants. Son avenir n’appartient qu’à eux. À l’horizon de chaque texte, il y a le souci des générations, l’urgence d’une transmission.
On porte le livre comme on porte un enfant, le destin de la langue se joue et se rejoue constamment dans cette attente, la survie des mots engage un acte de naissance. Dans la vie ordinaire, mais aussi, et surtout, dans les situations extrêmes.
On raconte qu’un jour, au camp d’Auschwitz-Birkenau, un officier SS vint réveiller des enfants en leur promettant que pour une fois ils ne travailleraient pas trop dur. Au lieu de creuser des tranchées, ils iraient cueillir des pommes dans un verger. Mieux : ils pourraient en manger autant qu’ils le voudraient. Ce soudain accès d’humanité suscita la méfiance des jeunes déportés. Ils se souvinrent alors que ce jour était jour de Kippour, donc un moment que la tradition juive voue au jeûne. Bien qu’affamés, ils décidèrent de ne pas toucher aux fruits, et ainsi d’obéir au commandement d’un Livre qu’ils ne pouvaient plus lire. « Pourquoi vous ne bouffez pas ?! », hurlait l’officier nazi, hors de lui, qui pourtant ne leur infligea aucun châtiment : « Peut-être comprit-il qu’on ne pouvait nous briser, nous les enfants, peut-être pensait-il que de toute façon notre tour viendrait d’aller aux chambres à gaz », se souviendra Joseph Weiss, matricule 29054.
Cette histoire est rapportée dans un bouleversant recueil de témoignages intitulé Célébrations dans la tourmente, qui vient d’être réédité (Verdier). S’y trouvent restitués les gestes héroïques d’une « résistance spirituelle » qui visait à maintenir l’attachement aux textes (religieux, en l’occurrence) jusqu’au cœur des ghettos et des camps. Une prière récitée malgré le fouet, un chant qui retentit au péril de la vie, de minuscules caractères déchiffrés au milieu des rats… Chacune de ces histoires raconte la survie à même le livre, l’écriture relancée, la fidélité à la lettre. En un mot, l’universelle jeunesse qui brave les forces de la mort et les flammes de l’autodafé, pour dire oui à la vie. Benny Lévy résumait superbement cet élan existentiel dans son avant-propos : « Ce petit livre s’adresse à tous. C’est-à-dire : aux enfants et aux enfants des enfants. »