Revue de sémantique et pragmatique, nº 13, 2003, par Gabriel Bergounioux

Cahier Jean-Claude Milner

Jean-Claude Milner est probablement l’un des linguistes majeurs de langue française du dernier tiers du XXe siècle. Une carrière brillante et une activité scientifique et administrative importante n’ont pas fait de lui le chef de file d’une école bien que soient nombreux ceux qui, à un titre ou à un autre, puissent être désignés comme ayant été ses élèves. La caractéristique de Milner aura plutôt été d’interrompre les filiations (il fut proche de Culioli ou de Chomsky sans en transmettre la doctrine) que d’en inventer de nouvelles. C’est pourtant ce que se propose de démentir ce recueil qui porte, sans le déclarer explicitement, une ambition : celle de faire renaître une école française de grammaire, dont le genre s’est un peu perdu, au point de convergence entre syntaxe et sémantique, spécialement dans ce que fixe un courant issu de Benveniste comme une théorie de l’énonciation. À ce titre, l’avant-propos fonctionnerait moins comme un bilan que comme le programme des héritiers, répondant à cette déclaration désabusée :

« L’image sociale des linguistes semble avoir changé : on ne se moque plus de leur jargon, on constate (avec regret, soulagement, curiosité…) qu’ils sont muets. C’est sans doute dû au fait que le discours de la linguistique s’est radicalisé dans son exigence de scientificité, avec ce que cela implique de spécialisation conceptuelle, technique et sociale » (p. 16).

Avant de détailler les articles contenus dans un livre qui est une façon un peu moins conventionnelle de faire de la grammaire qu’il n’est d’usage, une remarque s’impose concernant l’éditeur. Verdier, avec ses qualités qui sont grandes dans le domaine des textes hébreux ou de la littérature contemporaine, n’est pas très connu des linguistes, sinon par ceux qui suivent les publications de Milner et qui savent qu’il a commis plusieurs ouvrages de philosophie politique et de critique sous ce timbre. Il est paradoxal de voir que les hommages réunis par des gens qui s’intéressent à la langue (ou plutôt à ce secteur compris entre la représentation syntaxique et l’inscription du locuteur dans le discours) paraissent dans une maison qui n’a publié aucun des ouvrages proprement linguistiques de Jean-Claude Milner. Et c’est une des caractéristiques de l’auteur à qui il est rendu hommage que la diversité de ses interventions, qui affleure encore dans quelques-unes des contributions de ce recueil se référant à la psychanalyse, la littérature, la philosophie mais qui plus souvent se trouve délaissée au profit de ce qui compte pour les lecteurs de la RSP : les sciences du langage.

L’avant-propos consacre un développement particulier à l’opposition des deux écoles entre lesquelles se partageraient les rédacteurs de l’ouvrage : la suite de la grammaire générative et les grammaires syntagmatiques généralisées que J.-M. Marandin oppose sur trois points :

– la notion de langage, définie comme faculté vs comme ensemble de principes organisateurs

– le rôle des entités vides (catégorie vide, cas abstraits…) vs leur élimination

– l’usage d’un schéma causal vs le principe d’adéquation empirique.

Dans la manière dont se trouve résumée la façon de procéder fait retour une part des choix négatifs opérés par cette nouvelle linguistique de l’énonciation : refus des écoles de type fonctionnel ou typologique et refus parallèle des linguistiques de corpus comme le déclare, sans en faire mention, ce propos :

« Le protocole pour établir la grammaire d’une expression est fixe : on procède par ressemblance et par différence avec d’autres expressions. Les ressemblances permettent de construire des classes et les différences d’isoler les membres individuels de ces classes. Pour individualiser les membres d’une classe, on construit des contrastes dans un contexte contrôlé » (p. 16).

L’ouvrage est découpé en huit chapitres et trois parties, l’une consacrée aux « analyses grammaticales », la seconde à une critique de la notion de « syntagme », la troisième reprenant l’équipement de la grammaire pour s’aventurer au-delà de ce qu’elle propose, à la rencontre des sujets et des textes.

Francis Corblin : « Défini et génitif : le cas des définis défectifs » (19-54) reprend les propositions de Milner concernant les définis à génitif indéfini de type le N d’un N, les N d’un N. Pour J.-C. Milner, ces groupes seraient à classer du côté des indéfinis plutôt que des définis, ce qui constitue une entorse au principe de compositionnalité. F. Corblin reprend cette analyse avec les méthodes qu’il emprunte à la DRT pour montrer en quoi il s’agit moins de définis à complément indéfini que de définis à génitif indéfini, un défini se caractérisant par son idéntifiabilité, c’est-à-dire son unicité et sa familiarité.

Carmen Dobrovie-Sorin : « De la syntaxe à l’interprétation. De Milner (1982) à Milner (1995) : le génitif » (55-98) revient sur la distinction introduite par Milner entre le traitement en groupes prépositionnels (GP) et en groupes nominaux (GN) des compléments adnominaux en de. La démonstration se propose de cerner les spécificités des génitifs structuraux dans les principes de compositionnalité.

Bernard Bortolussi : « Sur la distinction entre place et position syntaxique en latin. L’exemple dequis (quelque, quelqu’un) » (99-115). En reprenant la notion de langue à ordre libre (ici, le latin), B. Bortolussi montre qu’il est possible de relier l’observation des places et l’analyse en termes de positions syntaxiques (les déplacements syntaxiques étant justifiés par d’autres observations que la variation des places).

Olivier Bonami et Danièle Goclard : « Inversion du sujet, constituance et ordre des mots » (117-174) partent d’une réflexion sur la règle qui veut qu’en français la présence d’un GM complément d’objet direct bloque l’inversion du sujet :
L’enfant auquel parlera Paul.

* L’enfant auquel donnera ce livre Paul.

Après avoir recensé cinq types d’inversion (p. 118), les auteurs limitent leur observation à l’inversion en contexte d’extraction. Ils rappellent les deux hypothèses formulées à ce sujet : celle de Kayne qui déduit directement l’ordre de la constituance et celle des grammaires syntagmatiques généralisées qui distinguent l’ordre de la constituance, les règles syntagmatiques ne contraignant pas l’ordre des constituants à l’intérieur d’un syntagme. C’est dans cette seconde voie, amplifiée notamment par Kathol qui suppose que l’ordre prend en compte des éléments appartenant à plusieurs ordres de constituance, que s’engagent O. Bonami et D. Godard en privilégiant des formalismes issus de HPSG. La démonstration montre que le sujet inversé requiert d’être distingué à la fois des sujets préverbaux et des compléments d’objet direct, la distinction étant opérée par l’attribution d’une valeur de cas spéciale nécessaire pour répondre au principe de non redondance.

Jean-Marie Marandin : « L’hypothèse des sites en syntaxe » (175-227) revient sur la proposition présentée par Milner dans l’Introduction à une science du langage concernant la radicalisation de la notion de position remplacée par celle de site qui serait au fondement de la théorie syntaxique. J.-M. Marandin propose de reformuler cette hypothèse comme la production d’une différence entre le syntaxique et le topologique qui sera explorée à partir de la notion de champ. Soit :

« (…) un niveau d’organisation qui détermine l’ordre observable des constituants sans se réduire au. relations de précédence linéaire entre catégories syntagmatiques : c’est le niveau syntagmatique (phrase structure) » (p. 225).

J.-M. Marandin introduit une distinction entre le syntagmatique qui a affaire aux propriétés lexicales des têtes et des dépendants et le topologique qui ne traite d’aucune propriété lexicale et d’aucune propriété interne des syntagmes. Le topologique se fonderait sur les sites et serait au principe d’une syntaxe comme conciliation des différentes dimensions d’organisation des langues.

Ann Banfield : « Le nom propre du réel » (229-266). A. Banfield demande quel nom peut être donné au sujet philosophique moderne entre philosophie analytique et linguistique (post-)générative. En commençant par une discussion concernant la validité de la proposition « je pense » – fondée sur une interprétation des formulations de Descartes et des relectures de Wittgenstein et Russell, elle s’interroge sur le nom, en particulier le nom propre, et la référence avant de rappeler sa proposition d’introduire un nœud E en tant que « repère référentiel unique pour les éléments subjectifs ». Elle entreprend ensuite d’en mesurer la portée dans une série de propositions enchaînées de la forme « il pense », « ça pense » et « ça s’écrit ».

Annie Delaveau : « Dieu est-il un sujet parlant ? » (267-275). À partir d’une série de propositions incluant « dieu » dans leur énoncé (du type : « Dieu sait si elle est jolie ! »), A. Delaveau démontre que le fonctionnement de Dieu est proche de celui de « nous » en tant que sujet englobant – en sorte que le dialogue avec lui se trouve être impossible – à la réserve près qu’il ne peut être divisé.

Françoise Kerleroux et Jean-Marie Marandin : « L’ordre des mots » (277-302). Contre une tradition bien établie concernant l’ordre des mots, les auteurs entendent mettre en évidence l’instance où le placement des constituants dans l’énoncé est pertinent, c’est-à-dire dans la construction considérée comme un signe dans l’acception saussurienne du terme. Rappelant que la notion d’ordre des mots recouvre trois types de phénomènes ((i) relations de placement par rapport à un terme, (ii) placement fixe de certains constituants, (iii) relations d’adjacence), F. Kerleroux et J.-M. Marandin en concluent à une disjonction du syntaxique et du pragmatique :

« On peut analytiquement dissocier la distinction grammaticale (l’expression des fonctions) et la distinction pragmatique (l’expression de la valeur informationnelle d’un GM mais le support de ce double système de valeurs est unique. C’est l’organisation topologique figurée par un arbre (…) qui constitue ce support. Ainsi l’ordre des mots dans les énoncés réalisés peut cumuler deux systèmes de valeurs. C’est le cas du français : l’ordre des constituants y est simultanément syntaxique et pragmatique » (p. 286).

L’ordre des mots reflèterait l’organisation topologique des énoncés et, conformément à ce que prédiquent les théories de la structure informationnelle, sera distingué, de l’articulation fond/focus, le statut pragmatique des référents de discours dans l’univers du discours courant. La notion d’ordre de mots est abandonnée :

« (…) l’organisation topologique. Selon cette hypothèse, l’énoncé est partitionné en zones différenciées (les champs ou domaines) et chaque zone sélectionne les mots ou les groupes de mots qui peuvent l’occuper » (p. 294).

Il devient possible de construire une classe homogène de constructions distinctes, une construction étant un signe dont le signifiant serait « une certaine disposition des termes dans l’énoncé » et le signifié « un jeu de valeurs associées à ses parties ». La théorie est mise à l’épreuve sur la traduction de quelques vers d’un sonnet de Rilke.

Au-delà de la diversité des contributions, il n’est pas difficile de discerner ce qui fait l’unité de cet ensemble : une réflexion de portée générale sur l’articulation de la syntaxe et d’une sémantique des énoncés dont les deux terrains de prédilection sont les constructions en N de N (promues par Milner) et les sujets inversés (mis en valeur par J.-M. Marandin). C’est plutôt une définition négative qu’on en pourrait donner en accumulant les différences suivantes qui devraient permettre de saisir une spécificité par contraste avec d’autres écoles :

– absence d’intérêt pour la phonologie et la morphologie ;

– caractère adventice de la préoccupation d’implantation en TAL ;

– indifférence au travail sur corpus (au sens de la linguistique de corpus), à une prise en considération statistique ou seulement quantifiée des phénomènes

– prédilection pour un travail d’analyse conduit sur le français avec de brèves incursions vers des langues relativement proches (anglais, roumain, latin).

Ce sont des dilections qui ne sont pas sans conséquence mais qui ont pour contrepartie de manifester une ouverture pour des problèmes dont ni HPSG ni les avatars du générativisme ne semblent manifester le plus petit souci, qu’il s’agisse d’une théorie du sujet qui demeure consistante avec un état du champ philosophique ou les questions du traduction littéraire. C’est par là, autant que par les choix pour une topologie, que pourrait se signer la permanence d’un milnérisme. Si l’on admet que sous ce nom se sont réunis, entre autres propriétés, une théorie syntaxique, une ouverture à la psychanalyse lacanienne, une préoccupation pour la littérature, une ambition philosophico-épistémologique, une position institutionnelle établie à Jussieu et un style, on pourra procéder à l’inventaire de ce qui demeure de ces manifestations. À en juger par ce cahier, la moindre ne sera pas un certain tour de langage issu des meilleures traditions scolaires alors que le nœud boroméen qui avait tenu ensemble le champ des sciences humaines et les belles-lettres se trouve dénoué dans la confection d’un recueil qui ne retient de l’héritage qu’un grammairien.