La Croix, 15 avril 2004, par Nathlie Crom
Le temps suspendu de la littérature selon Tiphaine Samoyault
Une subtile étude sur le lien qu’entretiennent le temps et la fiction
« Qu’est-ce donc que le temps ? Quand personne ne me le demande, je le sais. Qu’on vienne m’interroger là-dessus, je me propose d’expliquer, et je ne sais plus. » L’interrogation d’Augustin, au onzième livre des Confessions, figure dans les pages de ce très subtil essai de Tiphaine Samoyault et elle en pourrait aussi bien constituer l’exergue, ici empruntée à Shakespeare. C’est en lectrice érudite, nourrie de littérature, de philosophie, de réflexion sur l’esthétique, que l’écrivain se penche, dans La Montre cassée, sur un thème dont son œuvre romanesque (La Cour des adieux, Météorologie du rêve, le premier chez Maurice Nadeau, le second au Seuil) est aussi une exploration : le temps, ce qu’il construit, ce qu’il détruit, et les relations qu’il entretient avec la fiction et le récit.
Comme le notait saint Augustin, la question du temps semble se dérober dès que l’on tente de s’en approcher, et ce n’est donc pas de front que Tiphaine Samoyault a choisi de s’y colleter – « la nécessité de s’écarter du temps pour le penser coïncide exactement avec l’impossibilité de le faire », mais disons de biais, par le déploiement d’une série de réflexions – elles sont 60, comme les graduations de l’horloge –, qui sont comme des variations sur un même thème : celui de la montre cassée, motif récurrent dans la littérature universelle.
À ce motif, s’attache, souligne Tiphaine Samoyault, un « étoilement profus de significations ». Quoi qu’il en soit, au cadran de la montre, de l’horloge, est associée une certaine façon de vivre le temps, de le considérer, en le divisant pour le compter. Dès lors, « casser sa montre, c’est moins se débarrasser du temps que des heures. C’est s’écarter du temps compté pour entrer dans un autre […], un temps peut-être plus large et moins décomposé. La fatigue des heures n’appartient pas au temps. Elle n’en est que le rythme, le contrôle, la fermeture. » Si la montre cassée semble la métaphore de la mort, du temps arrêté, elle ouvre tout autant au temps suspendu, ouvert, comme plus libre.
Ce temps ouvert est aussi l’espace où se déploie la fiction, – qui « est du temps », et ne peut s’inscrire que dans le temps –, et la déambulation dans laquelle nous entraîne l’auteur est une vive et profonde interrogation sur ce lien qui unit la littérature et le temps. Ils ne sont pas si fréquents, les ouvrages où l’intelligence et l’érudition savent faire de la fraîcheur de ton un précieux allié, et celui-ci en est un bel exemple. La promenade est plus qu’attrayante, où l’on croise tant Faulkner et Beckett que Chaplin, Agatha Christie ou Ingmar Bergman, tant Aristote que Gracq ou Claude Simon – les écrivains eux-mêmes, note au passage l’auteur, « sont comme des montres arrêtées, qui continuent à marquer une heure qui compte et à laquelle nous savons nous référer ».