Le Magazine littéraire, août 2004, par Marie-Laure Delorme
Tiphaine Samoyault est née en 1968 à Boulogne-Billancourt. On possède peu d’éléments biographiques sur elle. Peur de l’enfermement, crainte du brouillage. Il y a juste des parents conservateurs (elle a habité durant quinze ans le château de Fontainebleau), des diplômes universitaires à la pelle (elle est agrégée et normalienne), des passions (elle est écrivain, enseignante, critique, traductrice). Et d’hier à aujourd’hui, comme le fil tremblant d’une vie obsédée par le passage du temps, l’amour de la lecture. Elle s’en explique « Je n’ai jamais cessé de relire les livres que je lisais enfant. J’en ai gardé un certain nombre que je redécouvre chaque année. On trouve parmi eux Les Quatre Filles du docteur March et La Petite Maison dans la prairie. Je vais d’ailleurs directement aux livres d’enfance dans une bibliothèque de famille. Il n’y a pas de plaisir régressif à me replonger dedans. Je les ai toujours lus donc je ne me remets pas dans la situation où je les lisais enfant. C’est de l’ici et maintenant. J’ai appris dans ces livres un certain savoir technique. Mon rapport concret au monde me vient delà. Je sais fabriquer une lampe à huile. Je connais certaines recettes de cuisine. Je n’allais pas chercher dans les livres une référence au monde. Je voyais dans le monde une référence au livre. » Tiphaine Samoyault lit, durant son enfance, tout et tout le temps. Elle dévore aussi bien les romans classiques (la bibliothèque paternelle) que les romans populaires (la bibliothèque maternelle). « Je lisais sans discernement. Je me mouvais dans un univers parallèle. Je ne mettais pas de hiérarchie entre Henry Bordeaux et Émile Zola. La différence entre conteur et styliste est devenue essentielle seulement par la suite. Car, comme on peut choisir de rompre avec un milieu, j’ai choisi de rompre avec la littérature populaire. Je n’y reviendrai pas : ce serait pour moi réactionnaire et nostalgique. »
Les séismes littéraires seront Hemingway, Faulkner, Melville, Proust, Sarraute. Des portes vers l’inconnu. « J’ai vécu dans l’univers de la fiction et du conte comme un poisson dans l’eau. Il n’existe pas de différence énorme entre les lectures d’enfance et les lectures d’adulte. Il est par exemple plus dépaysant de prendre l’avion pour se rendre dans une contrée étrangère dont on ne parle pas la langue. Mais le bouleversement de la littérature vient déranger cette aisance-là. Ce savoir-nager-là. Dans certains textes, a priori semblables à ceux de mon enfance, je ne sais plus nager je n’ai plus les codes. Alors, oui, la différence entre styliste et conteur est pour moi essentielle. Car j’étais tellement plongée enfant dans l’univers de la fiction et du conte que la littérature s’est peu à peu définie en contradiction avec ça. J’ai soudainement découvert que le roman était indissociable d’une représentation du monde. La liaison art-existence. Il faut voir tout ce que charrie un personnage. J’aimerais, par-dessus tout, créer un beau personnage. Qui ne soit ni moi, ni l’autre. Il n’y a rien de plus poétique que ça. Un personnage, c’est le monde. » Tiphaine Samoyault se retrouve, dans le cadre de ses essais et de ses cours, à devoir sans cesse relire. La Montre cassée étudie, à travers différentes œuvres, les brisures du temps. « Je ne relis avec plaisir que mes livres d’enfant car c’est là que s’est joué mon rapport au monde. Car je n’aime pas, dans la relecture, la superposition de deux espaces-temps. Dès que je lis une phrase, je me souviens de quand et où j’étais la première fois que je l’ai lue. C’est un bonheur que je ne recherche pas. » Le temps, et ses lueurs, et ses éclairs, et ses douleurs, se révèle son obsession. « J’aime le chemin des histoires dans nos mémoires. La transformation des livres dans une mémoire qui ne vérifie pas. On ne se souvient plus mais on se souvient quand même. On est dans la fausseté mais pas dans le mensonge. Il existe une vérité dans cette route de l’oubli. Je ne relis donc jamais pour relire juste quand je le dois. »
Tiphaine Samoyault est professeur de littérature comparée à l’université de Paris 8. « Je voulais avant tout faire des études de lettres. Je n’étais bonne à rien d’autre. J’avais toujours lu. Alors, les études, c’était lire encore plus et encore plus. Depuis que je suis professeur, je n’ai plus ce délire de prétention encyclopédique. Je n’ai plus l’obsession d’augmenter. C’est en laissant tomber ce rapport quantitatif à la culture que l’on devient un bon enseignant. J’accepte enfin de ne pas savoir. Je suis maintenant capable de dire aux étudiants : je ne sais pas. Quand j’ai commencé à enseigner, c’était pour moi la pire des hontes. Tout était bon pour masquer une défaillance. Aujourd’hui, à trente-cinq ans, j’aime oublier. Je suis dans un état de tranquillité par rapport au savoir. Je me suis débarrassée récemment des trois quarts de mes livres. C’était dur et doux de voir ma bibliothèque sur un simple mur. J’ai contemplé mes étagères pleines de fantômes et je me suis dit qu’elles ressemblaient davantage à ma vie. Il y a des fantômes dans ma vie. Pourquoi n’y en aurait-il pas sur mes étagères ? »
« Saint-Denis est une université hétérogène. Les professeurs y sont des bourgeois mais pas les étudiants. C’est un excellent observatoire des questions culturelles contemporaines. On peut constater que le prisme par lequel est envisagée la littérature est essentiellement la religion. Il y a à la fois beaucoup à faire et beaucoup à respecter. J’enseigne la littérature comparée depuis bientôt dix ans. C’est pour moi la possibilité, à travers des textes choisis, d’un apprentissage de la liberté et de l’exemple. Je dois m’en expliquer parce que ce sont des grands mots. Je parle de littérature à des personnes dont la liberté est contrainte. Le plus souvent par un ordre économique ou par un carcan religieux. Je leur propose donc forcément des formes de liberté : des sorties hors. Et puis il y a une force d’exemplarité inouïe dans la littérature. Elle dit des choses mais elle donne aussi des exemples. Si une question se pose, politique, morale ou sociale, on peut aller chercher trois ou quatre textes pour tenter d’y répondre. Un mauvais exemple, en littérature, peut être un très bon exemple pour la vie. La célèbre phrase de Lautréamont, « la poésie doit être faite par tous. Non par un », peut susciter des réactions passionnées. Si par paresse je pense parfois à arrêter mon métier, par exigence je veux le continuer. Je trouve ça plus intéressant d’être enseignant que de ne pas l’être. »
Tiphaine Samoyault a abandonné ses activités de critique littéraire. Elle écrit encore exceptionnellement dans La Quinzaine littéraire mais uniquement sur les essais. Elle a exercé son métier pendant des années à La Quinzaine littéraire et aux Inrockuptibles. « J’ai écrit un jour à Maurice Nadeau par admiration. Je pense que je n’attendais même pas de réponse de sa part. J’étais dans une mythologie personnelle : la lettre à Nadeau. Il m’a répondu. Il m’a rapidement fait entrer au comité. Il a été pour moi un guide. Il m’a fait écrire mon premier article et mon premier livre. J’avais passé tellement de temps dans les livres anciens que je voulais aller à la rencontre de mes contemporains. Je garde de mes années de critique littéraire un souvenir mitigé. Il y a eu des blessures et des malentendus. Je sais que c’est mal interprété et que je ne devrais donc pas le dire : je voulais faire partie d’une communauté littéraire, défendre une certaine conception de l’amitié, penser un monde commun avec des écrivains contemporains. C’est impossible à mettre en œuvre. On dit “amitié” et on entend “réseaux”. Il y a ce fantasme de la critique littéraire comme lieu de pouvoir. Ça provoque croyances et violences. Le journal Le Monde en est un bon exemple. J’ai voulu quitter la critique littéraire pour supprimer un certain nombre de malentendus. »
« Il existe un problème de reconnaissance de la littérature. En étendant à l’infini l’espace littéraire, c’est-à-dire en décrétant que tous les romans sont de la littérature, on dessert la littérature. Non, pire que ça, on tue la littérature. La critique devrait reconnaître et faire connaître la littérature plutôt que de décréter que tout est littérature. Il y a moins d’ambiguïté avec la critique cinématographique. Elle admet qu’il y a des films récréatifs et des films créatifs. La critique littéraire aurait tout à gagner à instaurer ce genre de distinction pour sortir de l’extrême confusion de notre temps. C’est son rôle de parler de tout, aussi bien des romans populaires que des œuvres difficiles, mais aussi de faire des distinctions. »
Mais comment rompre ? Les romans de Tiphaine Samoyault tournent autour de la mémoire et de l’oubli. Elle est l’écrivain de l’enfance en larmes, de l’amour en fuite, de la mort en devenir. Des dérèglements du temps. L’écriture est mouvante, poétique, chercheuse. Les thèmes sont éternels, profonds, réalistes. On n’est ni dehors, ni dedans. On est dans la proximité et le miroitement des vies. La Cour des adieux (éd. Maurice Nadeau, 1999) entremêle trois récits. L’enfance dans un château (le passé), les blessures d’un amour (présent), le tournage d’un film (futur). Mais comment rompre avec ses illusions ? Météorologie du rêve (éd. du Seuil, 2000) met en scène un couple issu de l’année 1968. Alors que Garance est dans le ventre de sa mère, Merlin photographie les émeutes de Mai 68. Le temps de leur histoire est antagoniste. Mais comment rompre avec sa génération ? Les Indulgences (éd. du Seuil, 2003) est le portrait d’une jeune femme ensevelie sous différents deuils. Elle cherche, à travers un itinéraire solitaire, l’amour et la beauté. Mais comment rompre avec ses morts ?
Essais et romans procèdent, dans l’œuvre de Tiphaine Samoyault, d’une même démarche. « Je recherche en toute chose une écriture du temps. S’il y avait une quelconque possibilité de saisir le continuum du temps, je cesserais d’écrire immédiatement. La Montre cassée est un essai non pas sur le temps mais sur la cassure du temps. Le motif de la montre brisée indique combien la fiction est le lieu de rencontre de plusieurs temps contradictoires. L’essai La Montre cassée sort directement du roman Les Indulgences. La liaison de la forme et de la pensée est pour moi essentielle. Il y a une écriture de l’essai (pensée avec savoir) et une écriture de la fiction (pensée du non-savoir). Il existe beaucoup de liens entre les deux. Je me suis rendu compte, pour mon travail sur La Montre cassée, que le motif de la montre brisée était présent dans tous les livres que j’aimais. Comme La Métamorphose de Kafka ou La Montagne magique de Mann. La façon dont le motif de la montre cassée intervient chez Faulkner me bouleverse. Mais on en reste toujours à la célèbre phrase de saint Augustin. On sait ce que c’est que le temps lorsqu’on le sent mais dès qu’il s’agit de le dire on ne le sait plus. Je ne sais toujours pas aujourd’hui ce qu’est le temps. Il n’y a rien de définitif ou d’assertif dans mon essai. Chaque lecteur construit son propre itinéraire dans la ressemblance ou la différence avec les récits évoqués. La seule chose que je peux affirmer concerne la spécificité du temps de la fiction dans cette pensée des trois temps que sont le temps de l’horloge, le temps de la conscience, le temps de l’Histoire. La fiction dit les coïncidences et les disjonctions des trois. Je ne sais pas mieux expliquer le temps mais un peu mieux la cassure du temps. »
Les romans de Tiphaine Samoyault se situent aux carrefours de différents genres. Réflexion existentielle, écriture poétique, création de personnages. On lui reproche souvent son côté abscons. « J’espère avoir, avec Les Indulgences, franchi une étape. J’essaye maintenant d’écrire, non pas dans l’intuition de l’expression juste, mais dans l’expression juste elle-même. J’entends la critique mais pas jusqu’au bout. Il y a une forme d’obscurité à laquelle je tiens : celle de l’image. Il surgit parfois de l’image une forme de pensée inaperçue. Mais je fais attention à ne pas prendre le reproche d’obscurité pour un compliment. Je sais qu’il y a une facilité dans l’obscur qui m’évite de creuser trop profond. Je ne comprends pas en revanche le cliché universitaire comme quoi je serais embarrassée d’un trop grand savoir. Cela ne correspond à rien. Je le répète : la fiction est pour moi la recherche d’une pensée du non-savoir. Elle passe par une forme de sensibilité. Je me sens aujourd’hui proche de certains écrivains. On partage la même exigence d’une liaison art-existence mais pas de la même façon. Je pense à Laurent Mauvignier, Philippe Forest, Marie Darrieussecq, Caroline Lamarche.
Tiphaine Samoyault a participé à la nouvelle traduction collective d’Ulysse de Joyce. Elle revient sur trois ans et demi de travail. « Je ne suis pas du tout spécialiste de Joyce. J’ai dû avoir pendant près de quatre ans un rapport direct au texte. C’est une expérience qui m’a changée. Il faut être dans la matière même de la langue. Il ne peut pas y avoir de déviation entre soi et la langue de Joyce. Mon choix s’est immédiatement porté sur “Pénélope” puis sur “Les Sirènes”. J’ai eu ensuite à traduire “Les Lestrygons” et “Le Cyclope”. Quatre épisodes en tout. Près de deux cents pages. J’ai eu des moments de découragement mais j’ai eu aussi le sentiment constant que ça faisait partie des chances de ma vie. Je voulais être à la hauteur de ça. On se réunissait de manière régulière. Il nous est arrivé de passer plusieurs heures sur une phrase sans réussir à apporter de solution. Il fallait prendre l’habitude de s’inscrire dans un travail collectif. On pouvait trouver une bonne expression et ne pas pouvoir l’utiliser parce qu’elle ne possédait pas sa place dans un autre épisode. Un même mot se retrouvait parfois traduit de sept façons différentes. Joyce installe tout un système de réseaux et d’échos qui constitue une sorte de trame souterraine de cette diversité stylistique. Il fallait ne pas trop unifier mais ne pas trop diversifier non plus. « Je me suis sentie écrivain tout au long de l’aventure. Il y avait un véritable risque de l’expression. Et, à chaque fois, le même dilemme : s’éloigner du sens ou clarifier le sens. C’est une écriture de l’accompagnement. Elle implique écoute et identification. On a eu des trouvailles par rapport à la version précédente. Deux exemples parmi d’autres. Molly se trompe beaucoup. Elle n’arrive pas à retenir le terme “métempsycose”. Elle le restitue mal. Bernard Hoepffner l’a traduit par “mets ton p’tit chose” alors que, dans l’ancienne traduction, ils l’avaient traduit par “mes tempes si choses”. On a aussi rencontré beaucoup de difficultés à traduire le surnom de Boylan. On s’est posé la question à toutes les réunions. On ne trouvait pas. Son surnom en anglais veut dire à la fois flambard et dragueur. Mais “Dache Boylan” ne nous convenait pas. J’ai trouvé, tout d’un coup, “flam”. Quand on lit “Flam Boylan”, on pense à “flamboyant”. La nouvelle traduction bénéficie d’un siècle de savoir. Et puis, il y a le plus important : on lui donne notre langue. Je sais que ça dérange la mémoire du texte. La fin d’Ulysse en est un bon exemple. J’ai eu l’habitude de lire, pendant des années, comme tout le monde “et oui j’ai dit oui je veux bien Oui”. Mais j’ai pourtant traduit par “et oui j’ai dit oui je veux Oui”. C’est plus juste.
On retrouve ainsi, à chaque étape du travail de Tiphaine Samoyault, la problématique de la mémoire encombrée. La peur de l’oubli et l’envie de l’avenir. Elle pose ainsi, à sa manière, la même question que Philip Roth : Est-ce qu’il faut trahir pour être libre ?