L’Humanité, 12 janvier 2006, par Alain Nicolas

Le fin mot de l’histoire

Le concept de dénouement permet-il d’écrire notre époque autrement que dans l’oubli d’une autre ? Éléments de réponse par Lionel Ruffel.

Dénouement : on entend par là la scène avant le baisser de rideau. Dans notre histoire récente, celle du « court XXe siècle », comme le qualifiait Alain Badiou, nous en avons connu, des « fins ». Fin de l’histoire, fin du communisme, fin des idéologies, sans compter toutes les fins partielles, de l’art, de la littérature. Depuis le milieu des années quatre-vingt, et plus encore depuis ce que l’on désigne par « la chute du mur », le préfixe « post » se porte bien. Théoriciens et critiques en usent et en abusent. Chantres de l’effondrement, mais aussi philosophes du deuil, penseurs de l’après, écrivains du désastre.

Le projet de Lionel Ruffel est précisément de montrer comment se déploie une pensée positive de la fin, du deuil perçu comme contrepartie d’un héritage, selon le mot de Derrida, et en quoi une certaine littérature peut être saisie comme y prenant, paradoxalement, son origine. Le concept théâtral de dénouement renvoie à la résolution d’une intrigue, à la clôture d’une action, mais aussi au déliement, à l’ouverture ; il relance vers un ailleurs. L’idéologie de la fin dans ses trois dimensions historique, esthétique et politique, il s’agira, pour Lionel Ruffel « d’en montrer l’inconséquence “par l’absurde”, en montrant la permanence massive, dans le renouvellement des idées, de la préoccupation historique, de la dimension politique, et plus généralement des grands thèmes de la modernité, transformés et actualisés ».

L’œuvre d’Antoine Volodine fait ainsi apparaître la figure récurrente de l’homme au bord du gouffre, entre mort et renaissance, « réfléchissant à ce qui va suivre », Pierre Guyotat, Valère Novarina et Olivier Rolin exposent des motifs similaires. Lionel Ruffel montre la conjonction de ces « fins-non fins », de ces « morts non morts », avec le travail de deuil et de refondation de penseurs tels que Jacques Derrida, Alain Badiou, Jean-Luc Nancy, Jacques Rancière, Jean-Christophe Bailly ou Jean-Claude Milner. Étudiant à nouveaux frais la pertinence actuelle de théoriciens peu en faveur aujourd’hui, comme Lukacs ou Bakhtine, il étend son questionnement à d’autres approches de la littérature, celle, par exemple, de ce qu’on appela les « minimalistes » (Echenoz, Toussaint, Gailly, Redonnet, Chevillard, Oster) et que leur éditeur préféra dénommer les « impassibles ». Il permet de comprendre comment, sur des bases radicalement opposées, ils travaillent à leur manière le même territoire ouvert par la prétendue fin de la modernité. Ces questions demandent rigueur et hauteur de vue. Ruffel y répond dans un texte d’une grande clarté, sans concession ni esbroufe, et qui devrait avoir un écho durable.