Bulletin critique des annales islamologiques, nº 13, par Geneviève Gobillot
À la suite du Traité de soufisme de Kalabadi, de l’Enseignement spirituel de Gunayd, duTabernacle des lumières de Gazal, de deux œuvres d’Ibn ’Arabi : La Vie merveilleuse de Dhû-l-Nûn et La Profession de foi, enfin de La Lucidité implacable de Sulami, Roger Deladrière propose la première publication en français d’une œuvre d’Abu Bakr Ahmad b. ’Ali al-Bayhaqi (m. 458/1066), le Kitab al-Zuhd al-kabir. Cette remarquable traduction s’avérera précieuse, aussi bien pour les spécialistes et les chercheurs que pour tout lecteur désireux d’acquérir une connaissance approfondie de la spiritualité islamique.
L’anthologie se présente, en effet, comme un recueil de traditions traitant de l’ensemble des thèmes relatifs au renoncement : le contentement de peu (qana’a), l’isolement (’uzla), l’effacement de soi (humul), l’abandon du monde (tark al-dunya), l’opposition à l’âme et à la passion (muhalafat al-nafs wa-l-hawa), la limitation des espoirs (qasr al-amal) et l’empressement à accomplir les œuvres avant le terme de sa vie (al-mubadara bi-l-’amal qabla bulug al-agal), le zèle dans l’obéissance (al-igtihad fi-l-ta’a), la sauvegarde de la condition de serviteur (mulazamat al-’ubudiyya), la piété scrupuleuse (wara’) et la piété vigilante (taqwa).
Cette œuvre met en évidence un aspect souvent méconnu de la personnalité de Bayhaqi, présenté le plus souvent sous l’angle de son appartenance au groupe des théologiens as’arites puisqu’il fut élève d’al-Hakim al-Nisaburi (m. 405/1014) et contemporain de Guwayni et Qusayri et que, suite à la persécution contre les as’arites qui commença en 440/1048, il adressa une lettre au vizir ’Amid al-Mulk al-Kunduri dans laquelle il prend la défense de son groupe. Subki nous a transmis le texte de cette missive dans laquelle il affirme avec force sa conviction de l’appartenance d’al-As’ari aux Ahl al-sunna wa-l-gama’a (Tabaqat al-safi~iyya al-kubra, Le Caire, 1964-1976, Tome III, p. 395-399).
Or, l’auteur se montre dans cet ouvrage non seulement soucieux de faire en quelque sorte le point sur l’un des thèmes du soufisme qui sera l’un des plus contestés par certains docteurs de la loi islamique, mais il permet de se rendre compte, grâce au choix même de ses sources, que les plus grands traditionnistes de son époque, tout comme leurs prédécesseurs, y portaient un intérêt tout particulier. Roger Deladrière souligne en effet, dans son introduction, que l’un des rapporteurs les plus souvent cités, al-Hakim al-Nisaburi, est un traditionniste et non pas un soufi et qu’il a transmis à Bayhaqi, malgré cela, plus de sentences de Du-l-Nun al-Misri, d’Ibn Adham et de Sari Saqati, que Sulami, considéré pourtant comme la référence en matière de textes ascétiques et mystiques.
Ceci n’a cependant rien d’étonnant si l’on considère que Bayhaqi a reçu les titres d’« homme célèbre par son renoncement et sa piété » et « humble devant Dieu » (voir Subki, Tabaqat,Tome IV, p. 8). Il a même rapporté, dans son Kitab al-madhal, une tradition relative à la vie de Safi’i, le fondateur de son madhab juridique, selon laquelle un homme serait venu interroger le grand juriste sur les fondements coraniques de la notion de consensus de la communauté (ittifaq al-umma). Safi’i, n’ayant pas trouvé immédiatement la réponse, prit la décision de mémoriser entièrement le livre sacré. Bayhaqi conclut : « Il semble que cet homme pouvait être al-Hadir », ce qui montre bien, en plus de sa vénération à l’égard du maître, à la fois sa familiarité et même sa conviction relativement aux phénomènes d’apparition de cet immortel guide des saints et des amis de Dieu (voir Subki, Tabaqat, Tome II, p. 243-245). De plus, s’il rapporte relativement peu de traditions traitant directement de la walaya, un grand nombre des sentences qu’il a recueillies ont servi de base à l’élaboration de ce grand thème de la spiritualité par les mystiques. Il est possible d’en donner pour exemple la tradition suivante, rapportée d’après Mu’ad Ibn Gabal : « Les serviteurs qui sont le plus chers à Dieu, ce sont les hommes pieux et effacés, que l’on ne cherche pas lorsqu’ils sont absents et que l’on ignore quand ils sont présents », présentée selon une autre variante et amplement commentée par Hakim Tirmidi dans son Hatm al-awliya’ (éd. Osman Yahya, Beyrouth, 1965, p. 363). Il est intéressant de remarquer, de plus, que, parmi les 989 sentences qui composent l’ouvrage, 167 sont des hadiths du Prophète, qui côtoient les traditions attribuées aux plus grands maîtres de la mystique et de la gnose.
Cette publication comporte également un travail de recension très utile pour les chercheurs puisque chaque sentence traduite est suivie de la (ou des) référence(s) des recueils de traditions, des anthologies et des ouvrages dans lesquels elle figure également, sous la même forme ou selon une variante très proche. Cette recherche considérable et quasi exhaustive porte sur plus d’une soixantaine de titres allant des recueils de Buhari, de Muslim et de Tirmidi à ceux d’Ibn al-Mulaqqin et d’Ibn Hallikan en passant par Muhasibi, Sulami, Sarrag, Qusayri ou encore Ibn al-Gawzi par exemple. Il est aisé de saisir l’intérêt de cette méthode qui pourra servir de modèle aux éditions futures de textes de ce type, puisqu’elle établit les bases d’une recension générale des traditions relatives au domaine de la mystique.
Enfin, il convient de noter que Roger Deladrière consacre une part importante à la biographie qui comporte l’identification de plus de 400 personnages rapporteurs ou transmetteurs de ces traditions spirituelles, ce qui apporte un outil précieux aux chercheurs ainsi qu’un enrichissement supplémentaire à la publication de ce texte important.