Études philosophiques, 1988, par Jean Brun

Cet ouvrage constitue la réédition revue d’une publication de 1964 parue dans la « Bibliothèque iranienne » et devenue introuvable. La traduction et l’introduction d’Henry Corbin sont précieuses pour trois raisons. Elles mettent tout d’abord à la disposition de spécialistes un texte essentiel de Mollâ Sadrâ Shirazi (1571-1640) présenté avec des trésors d’érudition ; à ce sujet Henry Corbin rappelle que la philosophie islamique ne s’est pas arrêtée avec Averroès, c’est-à-dire à partir du moment où elle cessa d’influencer le Moyen Âge latin. Elles permettent ensuite d’approfondir la pensée de Corbin que l’on aurait le grand tort de réduire à un historien de l’Islam iranien. Enfin, elles invitent le philosophe à réfléchir sur le problème des relations de l’étant et de l’Être en recourant à la remarquable étude d’Étienne Gilson L’Être et l’Essence ; inutile de préciser que nous sommes ici au centre d’un problème philosophique fondamental.

Selon la forte parole de Corbin, un philosophe doit être « un témoin contre son temps, beaucoup plus qu’un soi-disant fils de son temps » ; en ce sens, Mollâ Sadrâ opère une révolution qui détrône la métaphysique de l’essence qui régnait depuis des siècles ; ce qu’il dénonce, en effet, c’est l’idée d’un être auquel il faudrait que de l’être se surajoutât accidentellement pour qu’il existe. En français, le mot être est dévalué, est est utilisé aussi bien pour dire qu’un être est (ici est assure une fonction existentielle), que pour dire qu’un être est ceci ou cela (ici le mot est assure la fonction copulative du jugement logique). La seconde acception finit par éclipser la première, si bien que Littré en arriva à écrire que le sens propre et primitif du mot être était de servir à relier l’attribut au sujet, « c’est à n’y pas croire, disait Gilson, et pourtant Littré y croit ! ». Gilson a justement souligné que ex-sistere signifiait moins le fait d’être qu’un rapport à quelque origine, selon la parole de Richard de Saint-Victor, existere c’est « ex aliquo sistere, hoc est substantialer ex aliqo esse ». La métaphysique des essences triompha avec Suarez, subit les assauts de Descartes mais réapparut avec Christian Wolff qui fit de l’existence un simple mode de l’essence dont elle serait un complément de possibilité ; avec Kant, qui se refuse à réduire l’existence à un concept comme le faisait Leibniz, l’acte d’exister revendique ses droits.

Mollâ Sadrâ défend précisément la préséance de l’exister sur l’essence ou sur la quiddité. Il refuse la métaphysique péripatéticienne qui fait de l’existence un accident de l’essence, et la métaphysique d’un certain soufisme qui tend à ne faire de chaque quiddité individualisée qu’un simple accident de l’Existence unique. L’unicité de l’exister est celle même de Présence, le degré d’intensité qui situe l’acte d’être de chaque existant est en fonction de sa présence à soi-même et des Présences qui lui sont présentes. En ce sens, les § 76 à 80 et le § 88 constituent le cœur de l’ouvrage.

L’introduction d’Henry Corbin, le livre de Mollâ Sadrâ nous permettent de pénétrer profondément, tant d’un point de vue historique que d’un point de vue philosophique, au cœur même du problème des relations de l’Être et de l’essence qui, d’Aristote à Heidegger, en passant par les scolastiques, la querelle des Universaux, Leibniz, Kant, Hegel et l’existentialisme, soulève des questions d’une portée considérable et qui n’ont rien à voir avec des querelles de mots.