Fluctuat.net, 20 avril 2009, par Éric Vernay

Mon père, ce salaud

Sarah Streliski, à qui l’on doit Le Pli (2003) se met dans la peau d’un trentenaire hanté par Shakespeare, et soudain confronté à l’histoire tumultueuse de sa famille, qui s’étend sur trois générations de non-dits et de trahisons. Roman de la paternité, de la mémoire et de la transmission, Accident impose définitivement l’écriture sinueuse et romanesque de cet écrivain.

Obsédé par Shakespeare, Sam le traducteur est un survivant. Alors qu’il était encore bébé, son père Léo, pourtant si parfait, a fait une sortie de route. Terrible accident de voiture, auquel tous ont réchappé : Sam, ses parents, sa sœur Anna, son frère William. Sains et saufs. Trente ans plus tard, un autre « accident » : Sam se fait salement plaquer par la sublime Laura, sa compagne depuis plusieurs années. Un petit mot, et puis s’en va… Anna sa sœur veut le consoler, mais ne réussit qu’à l’agacer, et Sam, pris d’un accès de rage lui casse un bras. La famille se ligue contre Sam, en plein doute existentiel, quand le grand-père Baba débarque chez lui, à l’improviste. La raison officielle : le nonagénaire fuit sa femme, qui devient folle. Mais en réalité, il vient surtout raconter sa longue et tortueuse histoire. Pour la transmettre à son fils Léo, avec qui il est brouillé et dont il veut se faire pardonner. Sam en sera l’auditeur, et l’écrivain. Le passeur, en somme.

Angevine de naissance, l’écrivain Sarah Streliski vit à Paris. Elle passe la moitié de son temps aux côtés de Claude Lanzmann, dont elle est la secrétaire particulière. Détail éclairant, à la lecture de son dernier roman, tant Accident s’imprègne des thèmes chers à l’auteur de Shoah : judéité, mémoire et transmission. La famille du narrateur Samuel est en partie juive. Baba – surnom du grand-père Abraham – a connu l’oppression nazie, et en témoigne à son petit-fils. Mais le sujet de Streliski, n’est pas directement la Shoah. Plutôt le passé d’une famille, noueux mélange d’Histoire (la deuxième guerre mondiale) et d’histoire personnelle (l’accident de voiture, la séparation…) – avec son lot de drames, de non-dits et de trahisons.

Streliski décrit admirablement cet enchevêtrement baroque, à travers les discussions de Samuel et de son grand-père. Baba va bientôt mourir, et Sam doit l’écouter, pour tenter de cerner le bonhomme qu’il connaît finalement assez peu… Enregistré sur de petites cassettes audio, le destin de Baba a la valeur épique des récits historiques – valeur sans cesse mise en doute par Sam, ou au contraire romancée – mais démêle aussi les fils d’une relation houleuse de père en fils, sur trois générations. L’incompréhension qui règne, entre Baba et Léo, et entre Léo et Sam, peut-elle trouver une voie de sortie ? En sondant le passé de son grand-père, Sam traque, tel Hamlet, la vérité. Celle de sa famille, celle de son père, mais aussi la sienne, en tant qu’écrivain.

Riche en surprises et changements de tons (du mélodrame au fantastique), sombre et tortueux, le roman de Streliski laisse émerger un style vif (bien qu’un peu relâché dans le dernier tiers), subtilement intimiste, plein d’audace, comme en atteste ce vertigineux aparté sur les enjeux philosophiques de la traduction du mot « unseen », dans Hamlet. Écrit par une femme, Accident est un beau roman « au masculin » : rarement la paternité, et la difficulté de communiquer de père à fils, aura été si justement saisie.