Jerusalem Post, 17 février 2009, par Anne-Laure Jourdain
Souffrance rêveuse et rêves morts
« C’est le jeune jobard que j’étais à trente ans, c’est sur moi que tombe le filet de nœuds coulants, comme si les malheurs de la guerre ça n’avait pas suffi, et plus tu te débats, et plus tu résistes, plus tu te retrouves piégé et pour finir haï par tes propres enfants. » Ainsi parle « Baba », le grand-père Abraham, à son petit-fils Samuel, par la voix d’un enregistreur. Un premier accident du « destin » entraîne toute une succession d’accidents, la deuxième génération y survit, et la troisième y passe. À moins qu’elle ne parvienne à tisser les liens manquants.
C’est à Samuel, jeune traducteur de Shakespeare, que ce rôle est échu de tisser les fils des histoires, de retracer les motifs et de leur rendre leurs coloris d’origine. Seulement, il n’a pas que ça à faire : Laura vient de le quitter après lui avoir fait connaître l’extase et la fascination. Qu’est-ce donc qu’un amour menacé par la jalousie et l’abandon ? La confiance si la parole n’est que duplicité ? Pire encore, mieux vaut souffrir adolescent, riche de tous les avenirs possibles, qu’abandonner sa singularité pour rejoindre un modèle de groupe : mariage convenu, relations convenues, enfants aux prénoms convenus… La souffrance rêveuse est encore préférable aux rêves morts. Voici les questionnements où se débat Samuel lorsque Abraham, ce grand-père vivant comme quatre, l’arrache à sa mélancolie. Baba s’est enfui de chez lui et il n’a nulle part où aller, alors tout naturellement, il demande à s’installer chez Samuel, qui justement est seul puisque Laura l’a quitté…
Les rapports père-fils sont tout aussi problématiques. Voici Samuel arrivant chez son père Leo, qui a organisé avec Alice sa mère un repas pour la parution de sa traduction de Shakespeare : « L’accolade de Leo s’était terminée par la même remarque […] affirmant qu’il n’avait jamais douté de ma réussite – c’était d’ailleurs un réflexe commun à toutes les connaissances que je croisais depuis quelque temps […], comme si un dispositif de déclenchement de cette protestation eût été caché à l’endroit de leur dos où mes mains se posaient au moment de l’embrassade […]. »
Cette histoire de famille se tisse et se dévoile dans une langue savoureuse, lumineuse, pleine de finesse et de couleurs, où l’humour et la clarté empêchent au tragique de dominer.