La Marseillaise, 15 mars 2009, par Claudine Galéa

Shakespearien

Découverte. Histoires de famille et histoire française tissent un scénario virtuose, dans le roman de Sarah Streliski.

Samuel est encore bébé, quand son père, Léonard, rate un virage et envoie leur Audi valdinguer, une voiture allemande et rouge, ce n’est pas anodin ainsi que le montrera la suite du livre. Ils sont là tous les cinq, Sam, Léonard, Alice la mère, Anna et Willy, la sœur et le frère. Et ils s’en sortent indemnes.

L’accident devient le « fonde-ment mythique » de leur vie. Rien ne sera plus comme avant, comme si ce miracle avait un prix en retour.

C’est Sam qui raconte. Hanté par l’œuvre de Shakespeare qu’il traduit, assassinats, fantômes, complots comi-tragiques sont donc ses familiers. Dans la vie quotidienne, Laura l’a quitté. Il a mis une gifle à sa sœur, avocate, et son père, juge, l’a envoyé quinze jours en HP. Quant au grand-père, Abraham dit Baba, juif communiste, sourd d’une oreille depuis que son copain Jeannot a sauté à ses côtés sur une mine pendant la Deuxième Guerre mondiale, il quitte sa femme de 90 ans, atteinte d’Alzheimer en estimant que c’est « un dernier sursaut du bon sens ».

Désormais, il cohabite avec Sam. Sur cette trame apparemment fantaisiste, Sarah Streliski construit un scénario brillant. Car, évidemment, il y a un secret dans cette famille. Lourd de conséquences. L’une d’elles est que Léonard et Baba ne se parlent plus. Et que Sam sera le premier à en apprendre la raison. L’accident de voiture en cache un autre, antérieur, où l’harmonie familiale a crashé.

Sarah Streliski a un talent fou, et son style n’est pas en reste de son imagination. C’est même d’abord par là qu’elle nous attrape. C’est normal pour un écrivain, mais parfois on aurait tendance à l’oublier. L’auteure manie aussi bien la comédie que l’analyse et l’onirisme. Accident est un livre incroyablement vivant, à l’image du théâtre du grand Bill, que Sarah Streliski a dû beaucoup fréquenter pour s’en faire, par moments, la fine exégète, nous offrant au passage un bonheur supplémentaire de lecture.

On est donc saisi, dès les premières pages, par la description irrésistible de l’accident, puis habilement conduit dans la mise en place de l’intrigue et des personnages. Polyphonie des voix, construction temporelle qui évite la linéarité de la chronologie, les choix de Sarah Streliski affichent une ambition certaine. Certes le livre est long, trois cents pages, et l’auteur aime détailler caractères et situations, mais c’est à ce prix qu’une épaisseur romanesque se crée. Accident ne s’avale pas tout cru, à l’image d’ailleurs de possibles « modèles », romans noirs, classiques, ou encore les shakespeariens Lear et Hamlet.

L’histoire de Sam est bientôt suspendue à celle d’un autre, Baba. Le grand-père s’enregistre, le petit-fils écrit, afin de défaire 1’héritage écrasant qui a conduit père et fils (Baba et Léo) à la rupture et au silence. Le legs d’une époque où l’intime et le politique avaient des accents douloureux. Et problématiques. Car, comme le dit Sam à sa sœur Anna – scellant aussi la réconciliation des hommes et des femmes et la fin des conflits – « le contexte historique est un personnage de l’histoire de leur famille ». On attend le prochain roman de Sarah Streliski.