La Quinzaine littéraire, 16 octobre 2008
On peut ne pas s’intéresser aux débats autour de la corrida, trouver, devant la passion de ses adversaires, qu’il est nécessaire de choisir parmi ses indignations, et, devant la passion de ses adorateurs, qu’il est étrange de tant aimer les taureaux morts, et pourtant se prendre d’une vive affection pour ce bref essai tout en ellipses et fulgurances, où le torero, l’art de toréer, devient métaphore concrète de la transcendance. Sous le parrainage de Jean de la Croix et de Calderón, Bergamín lit le torero comme incarnation du style, où « l’émotion intime dépasse le jeu du combat », où rayonne la pure présence de ce qu’il nomme l’âme, qui permet de connaître la peur, et de se reconnaître mortel, et de mesurer la futilité des entreprises humaines, mais qui donne aussi l’élan pour dépasser ce petit bon sens, et chercher à donner forme à ce mouvement double qui est notre identité même.
Dans ce qui devait être son dernier ouvrage, José Bergamín, catholique et républicain, engagé aux côtés des communistes (quand on lui demande : « jusqu’où irez-vous avec les communistes ? », il répond splendidement « jusqu’à la mort, mais pas un pas au-delà »), et qui fut l’une des grandes figures intellectuelles de l’Espagne, reprend la réflexion engagée, un demi-siècle plus tôt, dans son premier livre, L’Art de birlibirloque. Mais si, jeune homme, il voit dans l’art de toréer un modèle esthétique, au soir de sa vie, c’est le mystère de la grâce qu’il salue en lui, et c’est magnifique. Et peu importe qu’on ne partage pas sa foi, car ce mystère, c’est simplement – si l’on ose dire – celui de la métamorphose de notre vulnérabilité, de nos limites, en célébration de leur fugace dépassement, dans l’émotion, pensée sous commotion, née de la joie devant le style qui affirme son insoumission aux contraintes des éphémères tout en les nommant. Évidemment, cette lecture-là rejette la corrida bruyante, où s’exhibe le risque, comme « pornographie de la mort », et « barbare massacre rituel », pour rêver de corrida s’ouvrant sur un toril… vide. Le torero est poème, est musique, car, comme le dit Carlyle, « la plus profonde pensée chante », en silence, dans le silence de ceux qui l’entendent, et qui deviennent alors un peuple et non plus un public. Évidemment, cette lecture-là entreprend de définir l’imaginaire espagnol, représenté alors au plus nu, au plus vrai, par le théâtre du Siècle d’or, et Quevedo, et Cervantès, et la guitare flamenca, et le peuple espagnol devient secrètement symbole de l’homme, double, contradictoire, faible et grandiose. Bergamín est merveilleusement emporté, enthousiastement radical, et d’un lyrisme coupant exactement irrésistible. Florence Delay a choisi de le traduire en « congédiant le glossaire » taurin, c’est un bonheur : rien ainsi ne vient réduire les « résonances » de ce chant d’amour à ce qui en nous, sait qu’il n’est rien de plus beau que l’instant d’éternité, « inutile » et indispensable, né d’un sonnet ou d’une faena, porteur de la lumière d’ombre qui est notre vie même.