La Quinzaine littéraire, 1er février 2007, par Pierre Pachet

Parménide et la valeur du langage

La redécouverte et réhabilitation des philosophes dits « pré-socratiques » est due à des poètes comme Hölderlin, Nietzsche ou plus près de nous René Char. Mais le travail de détail a été effectué avant tout par les historiens de la philosophie et les philologues de l’école allemande.

Ils ont tenté de reconstituer, à partir des citations éparses qu’en ont faites des auteurs tardifs et que nous appelons des « fragments », les traités de ces penseurs d’avant Socrate : Anaximandre, Héraclite, Pythagore, Empédocle, Anaxagore, et les penseurs d’Elée en Italie du Sud, ou « éléates » : Zénon, et Parménide (qui a vécu au début du Ve siècle avant notre ère). À la croisée de ces deux influences c’est la méditation de Heidegger qui a redonné du lustre à ces penseurs de la « nature » ouphusis, ces phusikoi.

À partir des années 50, un petit livre de Jean Beaufret a justement exercé en France une grande influence sur les enseignants et les étudiants de philosophie : Le poème de Parménide (P.U.F.). Il contenait 10 pages d’une traduction mystérieuse et captivante du poème, et 70 pages d’un commentaire d’une belle écriture, souveraine, nourrie de Heidegger. On y découvrait, interdits, à la fois la parole de Hölderlin telle que la rendait Beaufret (« Énigme est ce qui, pur, a jailli. À peine est-il licite, même à la poésie, de le dévoiler »), et les vers « au raccourci terriblement péremptoire » de Parménide, le philosophe-poète : « Le même, lui, est à la fois penser et être » et « Or c’est le même, penser, et ce à dessein de quoi il y a pensée ». Énigmes, en effet.

Le remarquable travail d’édition et de commentaire des fragments de Parménide que Jean Bollack publie directement en format de poche prend les choses de façon assez différente. Comme il le fait dans ses travaux depuis quarante ans, que ceux-ci portent sur les pré­socratiques (Empédocle, Héraclite), sur Épicure, sur les Tragiques (Eschyle, Sophocle, Euripide), comme sur Paul Celan, à qui il a consacré des études éclairantes, Bollack accorde un rôle directeur à la philologie : il entend par là à la fois la connaissance de la langue grecque dans ses différents états historiques et ses genres (le poème de Parménide est écrit dans l’hexamètre de l’épopée, celui d’Homère et d’Hésiode), la connaissance de la tradition qui a amené le texte jusqu’à nous, tradition constituée par les commentaires ou les références des philosophes ultérieurs (par exemple Aristote, entre bien d’autres), mais aussi par les textes de divers commentateurs anciens – en particulier le Commentaire sur la Physique d’Aristote de Simplicius (VIe siècle de notre ère, donc déjà plus d’un millénaire après Parménide) – ou modernes, dont Bollack domine l’ensemble jusqu’à donner le vertige à son lecteur. C’est sur cette base que ce travail entreprend la reconstitution.

La traduction n’a pas chez lui la valeur poétique séduisante qu’elle avait chez Beaufret, et qu’on regrette parfois ; souvent c’est le commentaire de Bollack qui a une force poétique, aphoristique ou paradoxale. Même si la lecture de ce livre est ardue, elle donne le sentiment d’approcher la valeur de révélation du poème, en s’attachant à reconnaître les éléments de langage avec lesquels travaille Parménide, en cherchant à ressaisir la composition et la structure de chaque fragment, en prêtant attention aux références implicites qui éclairent son intention, en interrogeant patiemment les images, dans leur audace. Le poème commence, peut-on imaginer, par l’évocation d’une sorte de voyage qu’accomplit celui qui va recevoir la doctrine, dans un char mené par des cavales, vers une mystérieuse déesse (Daimôn), jusqu’à une porte qui s’ouvre et qui est décrite avec richesse. Bollack rapproche, et on a envie de le suivre, les éléments de la porte, et les outils de langage sur lesquels le poème lui-même attire l’attention avec une insistance que le commentateur accompagne, écrivant « L’opération linguistique s’appuie ainsi sur des objets aussi travaillés qu’elle ». Plus loin la porte, en s’ouvrant, révèle « une béance vacante ». Commentaire sur cette béance : « la porte la délimite par son ancrage, et par le pouvoir que ce passage même leur confère. L’abîme se désabîme. » Et Bollack de voir, « dans le char, la composition du poème ».

« De l’Étant au Monde », tel est le sous-titre, parce qu’après cette sorte de prologue, le poème comprend deux pans, l’un consacré à « l’étant » et à ce qu’on peut et doit en dire ; l’autre au monde, à ce qui le meut, à son engendrement et à sa différenciation (cosmologie). Là où Beaufret parlait de « l’être » et du « non-être », Bollack (de la même façon Barbara Cassin, dans son édition également bilingue, et également en poche, Sur la nature ou sur l’étant, coll. Points/Seuil) nomme « l’étant », comme le grec, et considère que la première partie du poème part du fait que la langue grecque puisse dire « est », estin (toutes les langues n’ont pas ce verbe apparemment indispensable, ou n’en font pas le même usage). « Deux chemins de recherche », dit la Déesse : « l’un que “est” et qu’il n’y a pas moyen qu’il ne soit pas… l’autre que « est » n’est pas, et qu’il y a utilité qu’il ne soit pas ». C’est le premier chemin que le poème privilégie. Sur ce point le commentaire de Bollack explique clairement pourquoi il choisit « est » plutôt que « il y a » : « “Il y a” (qui rend le es gibt de Heidegger) a le désavantage de suggérer l’existence d’une vérité ou d’un contenu préalablement connus, mais ils se forment dans le récit, ils y surgissent… Le récit s’appuie sur un mot central, qu’il a choisi : estin. »

Difficile d’entrer plus avant dans le commentaire, souvent extrêmement affirmatif et qui ne vaut que dans sa précision, son attention au textuel. Difficile aussi d’évaluer sa justesse. Par exemple : ce parti pris « textualiste » lui-même, cette insistance sur la valeur du langage, appartiennent-ils à Parménide, en admettant qu’on puisse, à travers les millénaires et les commentateurs, ressaisir sa pensée, ou à une orientation de notre culture, voire à Bollack lui-même, qui écrit : « Il est établi qu’il existe (estin) une identité entre le penser et ce à cause de quoi la pensée existe (estin), à savoir langage. » [c’est moi qui souligne], ou un peu plus loin : « Pas de pensée sans langage ». Ces doutes n’entament pas l’admiration qu’inspire ce travail.