La Quinzaine littéraire, 1er février 2010, par Évelyne Pieiller
On a souvent une certaine circonspection devant les ouvrages consacrés à Rimbaud. On craint la vénération bêtifiante, qui s’agenouille devant l’idole, ou la fraternité revendiquée de la Révolte. On s’irrite devant sa transformation en héros mystérieux, plus beau que James Dean, et indépassable figure du Poète. L’essai de Pierre Brunel, dont une version initiale parut en 1999 aux Éditions de l’Herne, est autrement plus modeste, plus questionneuse, plus grave. Pierre Brunel, qui a consacré de nombreux travaux à Rimbaud, qui est responsable de l’édition de ses œuvres en Classique de poche (LGF-Livre de Poche), entreprend ici d’interroger son rapport à l’amour, « par le seul recours aux documents et aux textes » : à l’évidence, ce n’est pas la sentimentalité qui le caractérise, et quand il parle du cœur, ce n’est pas pour en dire les « émois », mais les « battements ».
Pierre Brunel accompagne, bien sûr, la relation à la mère, aux professeurs, il détaille, bien sûr, la relation avec Verlaine, mais ce n’est pas pour s’en tenir à l’anecdote, c’est pour comprendre, pour imaginer (les deux étant indissociables), les raisons, la cohérence de ce « sans-cœur » ironique, qui choisit le cynisme plutôt que la niaiserie sentimentale, cette lâcheté qui empêche d’accéder à la distance d’avec soi.
Il importe peu, au fond, qu’on soit d’accord ou non avec l’ensemble de la lecture. Ce qui compte, c’est que la question initiale – sans cœur ? – est véritablement centrale, et d’autant plus éclairante que Pierre Brunel ne cesse jamais d’en revenir au texte. Ce qui compte, c’est que soit initiée une réflexion pour ainsi dire « étoilée », de la biographie a l’écrit, qui invite a cerner les liens entre les données familiales, historiques, et la quête d’une solitude essentielle, qui se dresse contre la posture de Musset l’honni, pour aspirer peu à peu au champ implacable de la charité.
Il y a dans cet essai un engagement intime, une violence secrète dans l’entreprise de compréhension d’un caractère, d’une volonté, d’une création, qui suscite une émotion en étincelles. Et quand bien même on ne partagerait pas le point de vue proposé sur Verlaine, quand bien même on souhaiterait plus de développements sur la conception de l’ego selon Rimbaud, en dépit enfin de la réserve qu’on peut avoir sur la perception des « voyages » comme recouvrant « un vide intérieur », il n’en demeure pas moins que ce bref ouvrage a la beauté d’oser l’affrontement, avec ce processus de libération de l’esclavage d’être soi qu’obstinément, ironiquement, Rimbaud engagea, œuvre et vie.