Le Monde, 2 février 2007, par Roger-Pol Droit
Une farouche volonté de transparence
Jean Bollack renouvelle depuis plus de quarante ans l’approche des œuvres poétiques et philosophiques de l’Antiquité grecque. Mais aussi celle de Paul Celan.
Bien souvent, on oublie que les textes de l’Antiquité ne nous sont parvenus que par bribes, ou même en lambeaux, à travers une multitude de filtres, de citations, de copies successives. Ce serait une grave illusion de croire qu’il existe « un » texte d’Héraclite, de Parménide, d’Empédocle – ou même de Platon – qui soit sûr et certain, unifié, lisible sans travail préalable. Au contraire, les œuvres que nous lisons sont le résultat d’un immense labeur, assez semblable à la construction d’un puzzle. C’est en comparant un manuscrit à l’autre, en établissant les variantes, en reconstituant des familles de copies que l’on finit par proposer une version du texte. Elle n’est jamais intangible, jamais définitive. Pour les œuvres modernes, l’édition originale fait foi. Avec celles de l’Antiquité, le chantier reste toujours ouvert. Pourquoi ces explications ? Sans elles, pas moyen de comprendre ce que fait Jean Bollack. Car ce savant merveilleux, à la fois méticuleux et iconoclaste, est comme un archéologue qui nettoie, décompose et réassemble les fragments d’une mosaïque. Rassemblant tout ce qu’on sait d’un texte, tout ce qu’on lui fait dire, il finit par en renouveler l’approche de fond en comble. Échelonnée sur plus de quatre décennies, son œuvre est impressionnante, passant au crible, parmi les philosophes, Empédocle (4 volumes), Héraclite, Épicure (3 volumes), et aujourd’hui Parménide, ainsi que les grands tragiques grecs, avec notamment quatre volumes consacrés au seul Œdipe roi de Sophocle et à ses interprétations ! S’y ajouteront bientôt un commentaire de l’Hélène d’Euripide et des notes sur l’Antigone de Sophocle. C’est peu dire que Jean Bollack maîtrise de longue date les techniques de la philologie, cette science des textes que les érudits allemands ont portée à sa perfection au XIXe siècle. Né à Strasbourg en 1923, il a fait ses études en Suisse, selon les méthodes anciennes. « J’ai été élevé dans une famille juive alsacienne, mais où le judaïsme avait encore une certaine vie, précise-t-il. Mon père avait été nommé à Bâle par la maison de commerce en grains où il travaillait, grâce à cette circonstance j’ai survécu au nazisme et j’ai fait là mes études, dans un lycée protestant où l’on faisait beaucoup de latin et beaucoup de grec. » Éminemment novateur et moderne, ce philologue semble aussi appartenir à un univers presque hors du temps. Toujours impeccablement habillé, avec des cheveux de neige qui évoquent ceux du grand Ernst Cassirer, on songe en le rencontrant que les règles de l’établissement des textes n’ont pas bougé, pour certaines, depuis la bibliothèque d’Alexandrie. Mais Jean Bollack ne se contente pas, et de loin, d’appliquer ces méthodes. Il les questionne, les critique, les perturbe, afin de mieux retrouver par-delà les siècles, au moyen de la minutie la plus extrême, quelque chose du geste singulier qui fut celui d’un individu vivant, qu’il se nomme Épicure, Sophocle ou Parménide. Voilà donc ce qui fait sa principale singularité : la froideur scientifique, mais au service d’une recherche passionnée du sens, de la rencontre subjective avec ce qu’a vraiment voulu dire un génie lointain. Une nouvelle théorie de la compréhension des textes s’y trouve appliquée, que Jean Bollack a mis en œuvre en s’entourant toujours d’un petit groupe de fidèles collaborateurs, à commencer par Mayotte Bollack, son épouse, cosignataire de la plupart des traductions. Ces multiples travaux ont suscité admirateurs et détracteurs, ne laissant jamais indifférent. Sans ces publications dérangeantes, notre image de certains des plus grands auteurs de l’Antiquité serait demeurée statique. Est-ce à dire qu’il existe une méthode Bollack ? La réponse est nuancée : « Je travaille toujours sur au moins deux niveaux. L’un est textuel et philologique, l’autre concerne la totalité de l’œuvre considérée. Cette distinction est pour moi essentielle. Somme toute, j’entame la même démarche deux fois : une fois pour les spécialistes, de manière technique, et l’autre fois pour saisir ce que l’œuvre signifie, à nos yeux, mais aussi en elle-même. Ainsi, je fais l’aller et retour, j’entre dans la philologie au plus profond, et en même temps j’en sors, car il y a une matière philosophique, qui a sa logique propre. » Ce double registre, ce va-et-vient permanent entre détail microscopique et sens global est aussi une façon de surmonter l’habituel clivage entre philologues et philosophes. Les premiers se soucient de la lettre du texte, et des moindres variantes, mais négligent trop souvent l’architecture de l’œuvre, le contexte, la portée d’une démarche globale. Les philosophes, au contraire, poursuivent généralement de grands débats d’interprétation en oubliant de prendre une loupe pour regarder les virgules. Ce fossé, Jean Bollack tente de le combler. Ce n’est d’ailleurs pas la seule singularité de ses travaux. Il fut aussi l’un des tout premiers, et demeure l’un des plus habiles, à manier ce qu’on pourrait appeler le poids des lectures antérieures. Car nous ne rencontrons jamais directement les auteurs anciens dans un paysage vide et nu. Nous les abordons toujours, et bien souvent sans le savoir, au sein d’une foule de questions, d’interprétations héritées. Peut-on parler de déformation ? « Oui, sans hésitation. Ce qu’on « fait dire » à un texte est une question centrale. Il y a toujours des appropriations fausses, des assimilations abusives. C’est pourquoi, dans chaque travail, je discute avec une tradition. Il faut la connaître avant de prendre parti ! Étudier un auteur, c’est commencer par se demander : qu’est-ce qu’on m’en dit ? Et pourquoi me dit-on cela ? Et qu’est-ce que je pense de ces affirmations, en les confrontant au texte ? Par exemple, dans le livre sur Œdipe roi, j’ai voulu livrer le dossier entier, et dire pourquoi, entre huit ou neuf interprétations possibles, je me décide pour l’une d’elles. On ne peut le faire qu’en connaissance de cause pour éliminer l’arbitraire et le reproche de subjectivité ; c’est une farouche volonté de transparence. » Un dernier trait rassemble plusieurs travaux de Jean Bollack que l’on pourrait croire sans relation entre eux : la relation entre langage et pensée, entre poésie et philosophie, entre manière de dire et cheminement d’idées. Ce n’est pas par hasard qu’il s’est intéressé principalement à des auteurs comme Empédocle, Héraclite ou Parménide, dont le dire poétique est indissociable de l’élaboration philosophique. Dans l’examen de telles œuvres, la place d’un terme, l’usage d’un rythme, le choix d’une construction syntaxique ne fournissent pas seulement des informations littéraires ou stylistiques, mais des éclaircissements sur la démarche théorique. D’autre part, on ne saurait oublier que Jean Bollack a consacré quatre volumes à l’œuvre du poète Paul Celan, dont il fut un des proches. D’autre part ? Ou bien dans le même mouvement ? « Paul Celan, je l’ai bien connu, et je l’ai lu de son vivant. Cette œuvre à la création de laquelle j’ai assisté, que j’ai vu naître, année après année, je savais que je ne la comprenais pas. À ce moment-là j’écrivais mes Empédocle, j’étais dans autre chose. Je prenais connaissance des poèmes, mais j’avais l’expérience de leur non-compréhension. Je ressentais donc comme une dette à l’égard de Celan. Je me suis dit, pourquoi ne fais-tu pas le même effort, pour lui, que tu fais pour un auteur grec ? Je me suis donc mis, dix ans après la mort de Celan, à apprendre à le lire. » Ainsi découvre-t-on que la volonté de transparence de Jean Bollack ne se morcelle pas. C’est le même effort qui s’applique à Celan et à Parménide et, finalement, les travaux non seulement se répondent, mais se renforcent l’un l’autre. « J’ai donc décidé d’apprendre le “celanien”, car il s’agit d’une langue dans la langue. L’avance que j’ai eue, très vite, sur les gens qui publiaient à son propos, c’est qu’ils croyaient à l’immédiateté, alors que je savais qu’il y avait une médiation à acquérir il fallait tenter de savoir quel était l’idiome qui avait été créé. Il y a en effet une langue de Celan, comme il y a une langue de Parménide. En retour, je peux dire que si je n’avais pas travaillé, pendant presque vingt ans maintenant, sur Celan et publié quatre livres sur son œuvre, je n’aurais pas écrit ce Parménide. Mais on peut dire en sens contraire que si je n’avais pas lu les poètes anciens comme s’ils étaient des contemporains, je n’aurais pas su les situer dans l’histoire. J’historise non moins radicalement Celan. »
Parmenide revisité
Le poème de Parménide est l’un des textes les plus difficiles de l’héritage grec. Les Anciens disputaient de son sens et de sa portée. Les Modernes ne sont pas en reste, surtout après que Nietzsche a mis en lumière la profondeur et l’importance des penseurs antérieurs à Socrate. Les fragments de Parménide qui nous ont été conservés, quelques dizaines de vers en tout, ont déjà suscité de nombreuses éditions, interprétations et commentaires. À tel point que la lecture de ces fragments souvent énigmatiques ont fini par devenir l’un des exercices cruciaux où s’affrontent des conceptions divergentes de la philosophie dans son ensemble.
En langue française, au cours du dernier demi-siècle, sont parues notamment les études de Jean Beaufret (1955), Denis O’Brien (1987), Rémi Brague (1987), Marcel Conche (1996), Barbara Cassin (1998), en anglais celle de A. H. Coxon (1986), tandis qu’en allemand, après l’apport de Reinhardt en 1916, ce sont les leçons de Heidegger, plusieurs fois remaniées, qui ont exercé la plus forte influence sur les divers commentateurs. Parménide, pour le penseur de Fribourg, qui le considère comme un « pâtre de l’être » au même titre qu’Héraclite, est en effet décisif dans sa propre conception de l’ontologie.
La tâche de Jean Bollack a consisté d’abord, comme il le dit lui-même, à « désheideggeirianiser » Parménide, en le déprenant d’une interprétation jugée violente. L’examen minutieux de chaque terme du texte grec débouche sur des résultats qui ne manqueront pas de susciter de savants débats. Trois singularités principales caractérisent en effet ce Parménide revisité. Le poème, pour Jean Bollack, ne parle pas principalement de l’être mais de la langue, évoquant une sorte de traversée du langage commun vers un monde plus exact et mieux formé. D’autre part, ce n’est donc pas une ontologie que vise Parménide, mais plutôt l’élaboration d’une sagesse pratique. Enfin, plus qu’une métaphysique, c’est avant tout une cosmologie que dessinent certains des fragments.
Ce livre d’une science admirable éclaire également la signification de l’héritage homérique chez le poète-philosophe, qui reprend et transforme à sa manière le style des aèdes. Ajoutons que le sujet est difficile, inévitablement, mais que tout a été fait pour rendre ce travail accessible. On peut donc le recommander à ceux qu’une bonne partie des penseurs grecs voyaient d’un mauvais oeil : « le plus grand nombre ». Le prix lui-même devrait permettre au peuple de s’instruire : moins de 10 €, grec compris. Mais si.