L’Express, 15 juin 2006, par Daniel Rondeau
Révélation du Divân
Hâfez a fait de « sa parole un mémorial de vie ». Cet homme habité par l’amour n’ignorait pas qu’il possédait un grand joyau avec la poésie. Ils furent nombreux à savoir le regarder. Hegel le lit. Victor Hugo invoque le nom du grand lyrique persan du XIVe dans Les Orientales. Pour Goethe, qui fait de lui son modèle et son maître, Hâfez est le visage même du poète. Dans son pays, il reste l’objet d’un culte vénérable. Charles-Henri de Fouchécour, le « maître des études persanes en France », comble un vide en proposant la première traduction complète et commentée du Divân.
Fouchécour n’a passé « que seize ans », dit-il non sans élégance, à s’essayer à regarder Hâfez. Le poète persan savait faire silence en lui-même. Sa vie, partagée entre la cour du chah et les convents des soufis, reste souvent opaque, même à ses propres yeux, et ses ghazals (forme poétique d’essence musicale composée de distiques sans liens obligés apparents) résonnent du mystère des choses qui ne se laissent pas dévoiler. Nous sommes au pays du caché et de l’apparent. C’est pourquoi la traduction de Fouchécour nous est précieuse. Non seulement elle fait exister des textes encore inaccessibles, mais elle nous permet d’entrer dans une subtile révélation.
Chiraz est la ville que Hâfez traite comme une métaphore du monde (c’était d’ailleurs l’une des Sorbonne de l’Orient ; le philosophe Mollâ Sadrâ était lui aussi de Chiraz). Ce que nous dit Fouchécour de l’existence de Hâfez dans sa ville nous renseigne sur les bouleversements et les tragédies d’une époque (le XIVe) qui voit l’effondrement des dynasties mongoles dominant la Perse depuis un siècle et l’arrivée de Tamerlan. Les vizirs règnent et passent. L’errance et la guerre définissent leur destin. Il en est un, Châh Khodjâ, que le poète regrette (Notre beau Turc ne regarde vers personne »).
Qu’elle évoque des vizirs ou des habitués de la taverne, des visages aimés ou hypocrites, des échansons sommés d’apporter des coupes ou des dévots, la poésie de Hâfez (celui qui sait le Coran par cœur ») se dégage de la réalité de l’instant pour la sublimer et inscrire son chant dans la symphonie du monde. Ce visage adoré et chanté est-il divin ou humain ? Faut-il prendre à la lettre la récurrente injonction de s’enivrer ou y entendre l’appel à d’autres abandons ? Hâfez était très généreux de ses inventions. Ses ghazals jettent un camaïeu de lumière sur les mystères du monde.