Mouvement, avril 2009, par Cédric Lagandré
Signifying noting
« Nous nous prêtons à nous-mêmes un caractère de nécessité », déplorait Georges Bataille, tant il lui semblait évident par ailleurs que, si nous sommes vivants, nous pourrions tout aussi bien être déjà morts. Le vertige de la contingence est peut-être par excellence l’expérience de la modernité, dont le présent, détaché du passé, flotte au vent, sans raison ni justification. Ce n’est pas pour rien que Sam, le héros du roman de Sarah Streliski, est traducteur de Shakespeare et s’arrache les cheveux sur Hamlet : c’est bien de la rupture avec la filiation, et avec la nécessité qu’elle confère au présent, qu’il y est question. Sam, précisément, devait être mort. Or, Sam est vivant. Abandonné par sa femme Laura, il contemple en contrebas l’épave de l’Audi immémoriale, arrêtée par miracle au bord du ravin par un acacia « signifying nothing », témoignage inaugural de sa caducité. Qu’on ne se méprenne pas : le roman « familial » de Sarah Streliski n’est pas une quête des origines. À cette question, le titre a déjà répondu : Accident, de ce vieux mot philosophique qu’Aristote opposait à la permanence de la substance. « Accident », pour pointer, aussi loin qu’on aille dans le recollement des morceaux d’histoire, le sans-raison de ce qui arrive. Seul un accident peut initier une narration, par le réseau d’interrogations que son advenue improbable fait surgir, par le chiffre qu’il constitue (pourquoi diable le père de Sam, si méticuleux, les y a-t-il tous précipités, dans ce ravin ?), en même temps qu’il dit la vanité d’une quête qui rendrait à la vie son caractère de nécessité. Car si soudain surgit Baba, le grand-père de Sam, et si Sam le traducteur se retrouve à retranscrire les bandes magnétiques sur lesquelles Baba raconte sa tumultueuse traversée de la guerre et du siècle, Sam n’est pas dupe : traduttore traditore. « Choisir entre deux trahisons, ce serait ça ma vocation ? », se demande-t-il face à l’intraduisible « unseen good old man » que Hamlet transperce de son épée, et qui, aussi bien, pourrait désigner tout cet intransmissible passé.
Accident, le second roman de Sarah Streliski, est un grand livre de notre temps. Non au sens où il en épouserait les codes narratifs, ni même à plus forte raison où il ferait écho au besoin prétendu de « retrouver ses racines », mais parce que les problèmes qui se posent à Sam sont proprement les enjeux symboliques d’un monde flottant au-dessus de l’Histoire dont il se croit quitte. Mais qu’on se rassure : que l’exigence d’une narration – et d’une transmission – soit l’enjeu de la narration n’en fait pas un roman abscons. Il s’agit avant tout, précisément, d’une narration, généreuse, drôle, et pleine d’accidents.