Nova & Vetera, janvier 2000, par Jean Borel
Cet ouvrage du fameux islamologue français Henry Corbin est absolument capital pour comprendre certaines doctrines mystiques propres à l’Islam, et qui sont assez différentes de celles qu’a développées le christianisme. La pensée d’Avicenne joue en effet un rôle de premier plan dans la genèse et le rayonnement de ces doctrines.
Henry Corbin nous explique d’abord en quel sens la métaphysique d’Avicenne, qui est né en 980 près de Bokhara, en Transoxiane, et qui est l’un des plus grands philosophes et théologiens musulmans, est une métaphysique des « essences », et comment l’univers avicennien ne comporte pas ce que nous appelons « la contingence », dès lors que le possible est fait existant. Dans ce système, la création n’est donc plus conçue comme une liberté survenue dans la Volonté divine prééternelle, elle devient une nécessité intradivine qui conduit de l’Être pur au premier être fait existant. La création consiste dans l’acte même de la pensée divine se pensant elle-même, et cette connaissance que l’Être divin a éternellement de soi-même n’est autre que la Première Émanation ou Première Intelligence chérubinique. Ce n’est qu’à partir de cette Première Intelligence chérubinique médiatrice que va procéder la pluralité de l’être, et cela selon une série d’actes de pensée ou de contemplation qui font en quelque sorte de la cosmologie une phénoménologie de la conscience angélique.
On assiste alors, comme le met remarquablement en lumière Henry Corbin, à une procession complexe de Dix Intelligences chérubiniques qui s’effectuent selon un rythme ternaire. La dernière des Dix Intelligences est désignée comme l’Intelligence agente, laquelle est identifiée avec l’Esprit Saint que le Coran identifie de son côté avec l’Ange Gabriel ou Ange de la Révélation. De cette dernière Intelligence émane non plus une Intelligence unique mais, parce qu’elle est trop éloignée du Principe, sa vertu émanatrice se fragmente en la multitude des âmes humaines. Cette dixième Intelligence est donc celle dont l’illumination projette les idées ou formes de connaissance sur les âmes qui se tournent vers elle.
Dans ce sens, dit l’auteur, il est capital de noter que, selon la doctrine avicennienne, l’intellect humain n’a ni la tâche ni le pouvoir d’abstraire les formes ou les idées, il ne peut que se préparer par la perception sensible à recevoir l’illumination de l’Ange projetant sur lui la forme intelligible. Cette illumination est donc bien une émanation venant de l’Ange, elle est présence de l’Ange; elle n’est pas une abstraction accomplie par l’intellect humain.
Dans la seconde partie du livre, Henry Corbin nous donne la première traduction française des trois fameux récits mystiques visionnaires où Avicenne a déposé le secret de son expérience personnelle, qui sera décisive pour tous les spirituels qui se réclameront plus tard de lui. Le Récit de Hayy ibn Yaqzan a pour thème le voyage spirituel vers l’Orient mystique en compagnie de l’Ange illuminateur ou Intelligence agente, dont la relation personnelle avec Avicenne s’individualise sous les traits du personnage de Hayy ibn Yaqzan, c’est-à-dire le Fils vivant du Veilleur. Tout comme le disciple aime se conformer au maître qu’il vénère, dans ce voyage, l’âme d’Avicenne aspire à s’unir à l’Intelligence dont elle émane pour réintégrer son univers spirituel propre et la totalité de son être. Le Récit de l’Oiseau effectue ce voyage aux péripéties dramatiques, jusqu’à l’Extrême-Orient. Enfin, le Récit de Salamân et Absâl présente, sous la forme symbolique de deux héros typifiant les deux intellects contemplatifs et pratiques, le drame intime d’Avicenne, l’apprentissage de toute sa vie de philosophe mystique.