Préfaces, nº 10

La publication de ce texte est une consécration tardive mais combien justifiée des efforts de l’orientaliste H. Corbin (1903-1978) pour désenclaver la métaphysique occidentale et pour faire connaître la richesse de la tradition philosophique islamique. Les spécialistes auront reconnu le titre d’un ouvrage publié en 1964 dans une collection orientaliste. Le présent livre en reprend l’introduction de Corbin, sa traduction du texte de Mollâ Sadrâ, et tient compte, nous dit l’avertissement, des corrections inédites qu’il avait apportées à son propre exemplaire. L’éditeur a mis à jour les références aux travaux de Corbin publiés depuis 1964. […] N’oublions pas, en lisant cette traduction, que Corbin fut également le premier traducteur français de Heidegger.

Son introduction substantielle (p. 9-78) permet de situer Mollâ Sadrâ et de comparer les concepts de la tradition islamique et ceux de notre champ conceptuel occidental moderne pour désigner l’existence. Corbin est conscient ici des malentendus qui guettent le passage d’un univers conceptuel et linguistique à un autre. Sa tâche est compliquée par l’originalité – ou, pour reprendre ses propres termes, la révolution – de la pensée sartrienne en ontologie. Mollâ Sadrâ a en effet renversé l’ordre avicennien classique en affirmant la présence de l’exister sur la quiddité. Le contresens majeur serait d’en faire une sorte de précurseur de l’existentialisme. Corbin utilise les analyses d’Étienne Gilson du vocabulaire métaphysique pour en réévaluer l’origine et chercher les équivalences possibles avec le vocabulaire de la tradition islamique. La fonction existentielle exprimée par la racine arabe VJD n’est jamais associée comme notre verbe être à la fonction copulative rattachant le prédicat au sujet. L’atout de Mollâ Sadrâ est de pouvoir s’appuyer sur deux registres : le sémitique (arabe) et l’indo-européen (persan), et de saisir la force de la proposition « l’être est » qui ne définit pas la substance de l’être, mais qui énonce son acte d’être. Pour Avicenne, l’existence n’était qu’une manière de considérer l’essence. Pour Mollâ, « c’est la quiddité qui est le prédicat de l’existence puisque c’est en existant qu’un être est ce qu’il est, son existence consistant précisément à être cette quiddité » (p. 67). La conception sadrienne du statut de l’existence s’accompagne d’une vision philosophique très différente de notre métaphysique occidentale. Le fait prophétique est là au centre de toute théorie de la connaissance : Corbin se plaît à souligner le caractère a-historique, éloigné de toute idée d’incarnation, de cette prophétologie. Il n’y a plus rationalisation philosophique ni même théologie, mais hikmat ilâhiya « sagesse divine » – Corbin propose de traduire theo-sophia. L’imâm, dans ce système gnostique, est à la fois le moyen de la Connaissance et son objet même. Corbin écrit (p. 75) : « La présence de l’Imâm comme témoin de Dieu est présence de Dieu à Dieu. »

Ce texte dense n’est sans doute pas représentatif de la pensée islamique classique, mais atteste la vitalité de la pensée philosophique dans le chi’isme iranien depuis le XVIIe siècle. Mollâ Sadrâ méritait d’être connu en dehors d’Iran. Ce livre ne dévoile qu’un premier aspect de sa pensée et ne fait qu’annoncer et préparer le thème qui rendit le philosophe célèbre : sa théorie du « mouvement intrasubstantiel » (harakat jowhariya) en filigrane dans les Pénétrations.