Le Nouvel Observateur, 20 janvier 1984, par François Furet

La lumière noire de Sabbataï Tsevi

« Contre une tradition qui réduisit le judaïsme à un rationalisme de la loi, Gershom Scholem nous restitue les potentialités mystiques de la pensée juive ».

Voici qu’arrive ce qu’on n’attendait plus : le grand livre de Gershom Scholem, son travail central, consacré au messie juif smyrniote du XVIIe siècle, Sabbataï Tsevi, vient de paraître en français. Joliment présenté, très honorablement traduit, avec des notes en bas de page, un index, toute la bibliographie, une belle iconographie, le livre fait honneur aux éditions Verdier, qui ont fait de la belle ouvrage avec ces neuf cents pages savantes. Faisons des prières pour que cette audace soit payante, pour qu’elle puisse être renouvelée, ou, qui sait, pour qu’elle fasse école. Le livre de Scholem est de 1957, la traduction en anglais est de 1973 ; mais enfin Verdier vint…

Sabbataï Tsevi couronne, en quelque sorte, l’œuvre de Scholem parce qu’il rassemble, sur un cas, ce qui a été le sujet de sa vie : la kabbale. Ce nom a gardé jusqu’à aujourd’hui le mystère de ce qu’il désigne, puisqu’il renvoie à l’ensemble des élaborations ésotériques qui a constitué, dans l’Europe du Moyen Âge et de la Renaissance, le mysticisme juif : de cet ensemble extraordinairement complexe et subtil le centre est constitué par le Dieu caché, infiniment loin de toute chose créée, non révélé, non manifesté, presque entièrement inconnu ; le kabbaliste analyse en langage symbolique les différents stades d’émanation de la puissance divine, par lesquels celle-ci se manifeste à travers la création. On conçoit sans peine à quel point le choix d’un pareil sujet d’étude, chez un rejeton de la bourgeoisie juive allemande assimilée, juste après la Première Guerre mondiale, put paraître singulier, ou scandaleux : la grande histoire rationaliste du judaïsme, née avec le XIXe siècle, avait rejeté la kabbale aux oubliettes de l’obscurantisme médiéval, quand le jeune Scholem l’en fit sortir comme une des richesses du patrimoine juif. Faire l’histoire de cette redécouverte, aussi étrange que l’option sioniste précoce de son tuteur, et d’ailleurs inséparable d’elle, montrerait à quel point Scholem a eu très jeune l’intuition de sa vie. Le vieux savant que j’ai connu à Jérusalem, et qui parlait de ce passé avec une férocité tendre – féroce pour l’Allemagne, qui mourait sans le savoir, tendre pour lui, qui avait su imaginer un ailleurs –, était encore habité par sa provocation de jeunesse : c’est à travers ce qu’il y avait apparemment de plus archaïque dans le judaïsme qu’il avait trouvé une substance à sa pensée et un sens à son existence.

Le lecteur qui souhaiterait se familiariser avec les problèmes posés par l’analyse de la kabbale proprement dite pourra se reporter à une série d’articles érudits qui viennent d’être publiés aux éditions du Cerf (Gershom Scholem, Le Nom et les Symboles de Dieu dans la mystique juive). L’histoire de Sabbataï Tsevi, elle, si elle trouve son originalité dans le mysticisme kabbaliste, le déborde de toute part, puisque son héros est aussi un messie et qu’il enflamme tout le monde juif de l’époque : l’histoire des idées religieuses y prend de ce fait un relief exceptionnel, comme si une traînée de lumière violente éclairait soudain ces ghettos du XVIIIe siècle auxquels la relégation du malheur donne l’apparence de l’immobilité.

La kabbale est une vision du monde symbolique et mystique liée à une ascèse individuelle normalement compatible avec les conditions traditionnelles de l’exil. Ce que, au XVIIe siècle, le sabbatéisme ajoute à ce raffinement de la lecture rabbinique est tout simplement la dimension messianique, par définition latente dans le cœur des masses juives, notamment de l’expulsion d’Espagne, à la fin du XVe siècle. Né à Smyrne en 1626, Sabbataï Tsevi est l’enfant savant d’une famille aisée de commerçants ; il reçoit l’éducation talmudique traditionnelle mais imprégnée de la kabbale judéo-espagnole dont l’aire d’élaboration et de rayonnement est passée d’Espagne à Safed dans les collines de Galilée.

Un messie maniaco-dépressif

Disciple du sage de Safed Isaac Louria, le voici qui tourne bientôt au messie : en 1658, à Constantinople, il se dégage de l’autorité de la Loi qu’il avait étudiée dans sa jeunesse, se déclare soustrait au pouvoir du judaïsme rabbinique, parce que soumis à une loi supérieure. Et ce messie a trouvé son prophète : Nathan Achkénazi, que l’histoire retiendra sous le nom de Nathan de Gaza, plus jeune, mais aussi plus savant. Le messie est l’homme du charisme, prophète celui de la preuve. Le premier ne supporte la charge écrasante du rôle qu’à travers les hauts et les bas de l’illumination divine et du découragement humain : Scholem l’imagine comme un maniaco-dépressif. Le second donne à la messianité de son aîné l’appareil mystico-savant qui lui est indispensable, dans une civilisation religieuse tout entière fondée sur le couple instable de la tradition et de l’attente.

Scholem est magnifique de prudence et d’autorité quand il décortique l’immense travail de remaniement des matériaux kabbalistes opéré par Nathan à l’appui de l’eschatologie sabbatéenne. Les exercices spirituels de déchiffrement symbolique, liés chez Isaac Louria à des pratiques de pénitence, y sont intégrés à une démonstration de la fin de l’exil : le temps messianique est arrivé avec Sabbataï Tsevi. Et tout naturellement, comme dans les hérésies chrétiennes, peut-être même à travers une contamination chrétienne, que Scholem n’exclut pas, sans la croire probable, le retour du règne de Dieu s’accompagne d’un accent mis sur la foi au détriment de la loi et des institutions traditionnelles. Sabbataï est excommunié par un tribunal rabbinique de Jérusalem dans le même temps où son compère de Gaza le déclare messie, appelé à régner sur Israël.

Les éléments du drame religieux ainsi présentés, reste l’extraordinaire cristallisation : le sabbatéisme envahit tout le bassin oriental de la Méditerranée, galvanise les foules juives et divise leurs rabbins. À Smyrne, le nouveau messie ouvre à la hache la porte de la synagogue à la tête de cinq cents partisans, insulte les rabbins infidèles et inaugure les temps nouveaux par la transgression de la Loi. Il mêle les femmes au culte divin. À la fin du sermon, il entonne une vieille chanson d’amour castillane, très populaire chez les exilés espagnols de Turquie, où la jeune fille aimée devient une figure allégorique de la Torah, dont lui est donc l’époux mystique. À l’automne de 1665, les foules juives entrent dans des transes prophétiques du type de celles que connaîtront vingt-cinq ans après les protestants français des Cévennes, ou, dans les années 1730, les jansénistes parisiens : crises épileptoïdes, acharnement pénitentiel, prédictions millénaristes, présence de Dieu dans les tremblements des corps au rythme des versets bibliques. Après Smyrne, la Palestine, l’Asie Mineure, l’Égypte, la bonne nouvelle gagne l’Afrique du Nord et l’Europe, Livourne et Hambourg : bonne nouvelle qui n’a plus grand-chose à voir avec sa véritable origine et qui voyage sur les ailes de la légende selon laquelle l’armée des dix Tribus d’Israël, refaite par l’ère messianique, a non seulement dispersé les Turcs mais campe déjà devant le tombeau de Mahomet, à La Mecque. À l’autre bout du monde juif, en Hollande, en Allemagne ou en Avignon, beaucoup font leurs bagages pour la Terre sainte. À Francfort-sur-le Main, où quatre cents familles sont prêtes à se mettre en route dès les premiers mois de 1666, un témoin oculaire, chrétien, raconte : « Les juifs accueillirent avec avidité les rumeurs et les vains rapports qui arrivaient de Vienne, de Prague, d’Amsterdam et de Pologne. Ils crurent fermement à leur délivrance, dont ils parlaient aussi bien dans les maisons chrétiennes que dans les ghettos et les synagogues, où ils priaient à cet effet. » Aux chrétiens qui s’indignaient de leur insolence retrouvée les juifs ripostaient que « les temps n’allaient pas tarder à changer, qu’ils avaient suffisamment souffert, et que la roue tournerait bientôt ».

Un autre Spinoza

Comme le mouvement, l’espace d’une année a tout conquis, du Yémen à la Pologne, de Salonique à Amsterdam, brisant comme une marée le frêle rempart des rabbinats orthodoxes, la personnalité de son fondateur n’explique pas grand-chose, et Scholem suggère même : rien du tout. Car pour que l’histoire soit à cet égard tout à fait exemplaire, Sabbataï Tsevi se fait arrêter dès le début de 1666 par les Turcs inquiets du vent de fronde qui s’est levé sur les juifs. D’abord confortablement emprisonné, le messie continue à régner sur l’exaltation collective des siens. Mais en septembre il est mis en demeure par le sultan d’abjurer ou de mourir : il devient musulman, et mourra tel, dix ans plus tard.

De son héros occasionnel, qui sort ainsi lui-même de sa propre histoire, Scholem n’a d’ailleurs jamais fait grand cas. Ce qui l’intéresse n’est pas d’écrire une biographie, mais de montrer, à travers ce qui s’appellerait en langage chrétien une hérésie, la complexité du patrimoine religieux juif. Son œuvre, et tout particulièrement ce livre, s’inscrit en faux contre une certaine tradition libérale et protestante (allemande aussi, bien sûr) d’écrire l’histoire du judaïsme, tradition qui était toute-puissante quand il a commencé à travailler, et qui réduisait à un rationalisme de la loi la tradition du judaïsme. Lui en a au contraire dévoilé l’immense potentialité mystico-messianique, notamment à l’aube de la modernité européenne. Le sabbatéisme constitue à ses yeux, comme l’a bien vu Maurice Kriegel, « la décharge de la tension messianique accumulée parmi les juifs dont l’univers religieux est la Kabbale de Louria ». C’est un ésotérisme mystique devenu religion populaire, une ascèse de l’esprit qui tourne en eschatologie collective. Par cette définition progressivement élaborée, Scholem récuse toute interprétation du sabbatéisme en termes de classe sociale : rien ne l’irritait plus que cette négation du religieux dans l’histoire humaine. Il propose plutôt, comme clé de son admirable travail, la rencontre d’une théologie et d’une conjoncture. La théologie, c’est la Kabbale de Louria. La conjoncture c’est le redoublement du malheur juif par la naissance de l’Europe des États, l’expulsion espagnole, les grands massacres polonais de l’année 1648.

Par où le sabbatéisme pourrait être – c’est la dernière ironie de ce livre subtil – plus moderne que l’ont cru les rationalistes protestants, voltairiens ou positivistes. Scholem ne le dit jamais expressément, parce que sa manière d’écrire est toute en finesse. Mais il suggère que le sabbatéisme constitue une des entrées du judaïsme moderne. Ce que Spinoza fait, à la même époque, par le travail de la raison critique, Sabbataï Tsevi l’opère sur le mode de la prophétie messianique : c’est tout simplement la destruction du judaïsme rabbinique, la fin de la société ghettoïque. À travers l’infinie plasticité du fait religieux, depuis son ajustement aux attentes du scénario messianique jusqu’à ses ramifications tardives, qui conduisent à la philosophie des Lumières, Scholem montre que l’excentrique finit par apparaître comme central, et l’archaïque comme moderne. L’historien gagne ainsi le pari engagé dès l’adolescence, en rendant à l’histoire juive la complexité de ses cheminements, donc de son avenir. Entre les sionistes « politiques » et lui, il y a la passion partagée de cette restitution.