Libération, 13 janvier 1984, par Pierre Vidal-Naquet
Gershom Scholem : utopie, politique
La traduction de deux œuvres majeures de Scholem, ami et grand historien de la mystique juive, mort en 1982, illustre le regain.
Gershom Scholem appartient à ce petit groupe de juifs allemands qui, avec une conscience anticipatrice de ce que leur condition avait de précaire, choisirent de s’installer en Palestine – où ils devaient trouver une autre précarité – bien avant l’avènement de Hitler. L’un d’entre eux, un médiéviste arabisant mondialement célèbre, S. D. Goitein, me dit un jour : je suis parti en Palestine en 1923, notez bien qu’il ne s’agit pas d’une coquille pour 1933.
Gershom Scholem fit partie du même convoi. Lui-même, sa famille et ses amis résument, par leur existence même, un drame historique : son frère fit un autre choix que le sien et fut un militant communiste. Un de ses meilleurs amis fut Walter Benjamin qui, réfugié en France, fut acculé au suicide en 1940. Scholem ne connaît pas l’errance de Benjamin et des membres de l’École de Francfort. Né Gerhard, il devint Gershom et fut un spécialiste de l’histoire de la mystique juive. Il enseigna à l’Université de Jérusalem dont il fut la gloire, jusqu’à sa retraite et sa mort toute récente. Son œuvre commence à être connue en France grâce aux efforts de quelques éditeurs : Payot qui publia Les Grands Courants de la mystique juive, Calmann-Lévy, qui, dans la collection « Diaspora » a publié, outre le volume sur Walter Benjamin, deux recueils d’essais : Le Messianisme juif et Fidélité et Utopie. Il y a quatre ans, il fut l’hôte de l’École des Hautes Études, pour la conférence annuelle en l’honneur de Marc Bloch, et sa leçon a été publiée en un petit volume (Du frankisme au jacobinisme : la vie de Moses Dobruska, Hautes-Études, Gallimard/Le Seuil, 1982).
Mais son œuvre majeure, sa biographie de Sabbataï Tsevi, restait à traduire. Voilà qui vient d’être fait, alors que l’entreprise apparaissait presque désespérée, par une maison d’édition courageuse, et dans une traduction due à Alexis Nouss et Marie-José Jolivet qui m’a parue dans l’ensemble excellente : le fait est suffisamment rare pour être souligné.
Je le dirai comme je le pense : le Sabbataï Tsevi de Gershom Scholem est un des deux ou trois plus beaux livres d’histoire que j’ai lus de ma vie et je ne vois pas ce qui me retient de dire : le plus beau. Pour l’écrire, il a fallu toutes les compétences : découvrir des manuscrits inconnus avec une divination de sourcier, lire naturellement une douzaine de langues, comprendre des textes extraordinairement ardus et les replacer dans une perspective historique, philosophique et critique. J’en passe…
Mais de quoi s’agit-il ? Il s’agit d’un épisode dramatique de l’histoire juive au siècle de Descartes et de Spinoza, autour du personnage de Sabbataï Tsevi, né en 1626 à Smyrne, mort en 1676 à Ulcinj (en italien Dulcigno), à l’extrême sud de la Yougoslavie côtière, près de la frontière albanaise. En mai 1665, ce fils de commerçants, né un jour de shabbat, qui se trouvait, de plus, être l’anniversaire de la chute des deux Temples de Jérusalem, jour de deuil par excellence de l’année religieuse, se proclama et fut proclamé Messie. Son prophète, Nathan de Gaza, fut le Saint-Paul de ce nouveau Christ – la comparaison est constamment présente dans le récit de Scholem – qui annonça le rétablissement du Royaume. La fête de deuil du 9 Av., celle de l’anniversaire de Sabbataï, fut proclamée jour de joie. Sion avait expiré ses fautes. Les temps étaient venus.
Le retentissement fut immense, en Europe et dans le monde entier. Un de ses correspondants écrivit à Spinoza pour lui demander ce qu’il en pensait : « Une rumeur court partout sur le retour des juifs dispersés depuis plus de mille ans dans leur terre d’origine. Seuls quelques-uns y croient ici, mais beaucoup l’espèrent… Pour moi je ne pourrai croire cette information avant qu’elle ne soit confirmée par des personnes sûres de Constantinople qui est l’endroit le plus concerné. Si ces nouvelles se révèlent véridiques, il est certain que va se produire un bouleversement affectant toutes choses dans le monde. » On ne possède pas la réponse de Spinoza, mais il écrivit en 1670 dans leTraité théologicopolitique : « Si l’occasion se présentait, puisque les affaires humaines sont éminemment changeantes, les juifs pourraient retrouver leur Royaume et Dieu en faire de nouveau ses élus. » Il faut savoir, pour comprendre cela, que l’on annonçait périodiquement dans les journaux européens les plus sérieux, à Londres par exemple, la réapparition des dix tribus perdues d’Israël, prélude à la reconstitution du Royaume.
Pendant ce temps, les juifs du Yémen recevaient d’Égypte des lettres annonçant par exemple ceci : « Le ciel sera assombri par des nuages et la terre obscurcie par un épais brouillard qui entourera le mont Sion et le Messie, aux côtés duquel se tiendront Elie et Michaël. Le mont Sion sera couvert de nuages pendant trois mois ; quand, au terme de ces trois mois, ils se disperseront lentement, les maisons se seront écroulées et le Mur Occidental (c’est-à-dire ce que nous appelons le Mur des Lamentations) aura été élevé très haut… Un feu ardent entourera Sion et Hébron, empêchant les Gentils ou les incirconcis d’entrer. » La pensée cabaliste sur laquelle s’appuyaient ces spéculations était celle d’lsaac Louria au XVIe siècle, à Safed en Palestine. Le mysticisme et le messianisme tentaient de transformer en aube de la résurrection les grandes catastrophes vécues par les juifs : expulsion d’Espagne en 1492, massacres en Pologne et en Ukraine en 1648. La cabale avait pensé cosmiquement l’exil et la rédemption. Le messianisme brûle les étapes et proclame que les temps sont mûrs. Les juifs préparent partout la liquidation de leurs affaires pour entamer le grand départ. On annonçait que le Sultan allait lui-même remettre la couronne à Sabbataï Tsevi. Il n’en fut rien. Sabbataï n’était pas le Christ.
En septembre 1666, le messie fut convoqué devant le sultan et sommé de choisir entre le turban c’est-à-dire la conversion à l’Islam, et la perte de sa tête. Il choisit le turban. Dans le monde juif, l’autorité rabbinique, qui avait été ébranlée – nombre de rabbins s’étaient ralliés au Messie, et même celui qui fut l’adversaire numéro un de Sabbataï, Jacob Sasportas de Hambourg, avait eu, c’est une des révélations du livre de Scholem ses moments d’hésitation – fut rétablie mais les choses ne devinrent jamais plus comme avant ; c’est par le biais de cette aventure que le judaïsme entra dans la modernité.
Sabbataï converti demeura le messie aux yeux d’un petit groupe de croyants, les dünmeh, qui subsista jusqu’à nos jours, à Salonique et à Istanbul. Nathan de Gaza élabora toute une théologie, pour démontrer que la rédemption ne s’accomplirait que lorsque l’humiliation du messie aurait atteint son terme. Il mourut en 1680 à Skopje et sur sa tombe on grava cette inscription qui résume tout : « Ta faute est expiée, ô fille de Sion. » Au siècle suivant, un juif polonais, Jacob Frank, devait recommencer l’aventure…