Tribune juive, 27 janvier 1984, par Henri Smolarski
Le messie de Smyrne
Faux messie au XVIIe siècle, Sabbataï Tsevi a soulevé l’enthousiasme des populations juives. Gershom Scholem lui a consacré une vaste étude enfin traduite en français.
[…] La haute et étrange figure de Sabbataï Tsevi messie de Smyrne, ses aventures, toute « cette vague insurrectionnelle et religieuse » qui a déferlé sur le monde juif le submergeant d’espérance, le convainquant de la venue de la fin des temps et s’achevant ou faisant mine de s’achever par la conversion publique du messie juif se coiffant du turban de l’Islam et recevant pension mensuelle du sultan, Gershom Scholem dans Sabbataï Tsevi, le messie mystique (Verdier) les évoque dans un prodigieux livre de 969 pages, une enquête plus passionnante que le plus passionnant des romans policiers.
Cette enquête sur une vie, opéra fabuleux, Gershom Scholem, grand historien de la mystique juive, disparu depuis peu, la publia en hébreu en 1957, puis en anglais en 1971. Il était temps que le lecteur français fut lui aussi et pour son grand bonheur jeté vif dans le siècle de Louis XIV et de Sabbataï Tsevi.
Il subsiste de l’aventure de « l’imposteur » une armée de documents, lettres rabbiniques au style fleuri, critiques furieuses d’adversaires, hagiographies de partisans, témoignages. La science et la patience de Gershom Scholem font ainsi émerger des ombres de l’histoire la figure d’un Sabbataï Tsevi, juif érudit, mystique, séduisant. Mais toutes les énigmes sont-elles résolues ? Sabbataï Tsevi est-il l’auteur d’un mouvement messianique qui ne cesse de hanter l’histoire juive ? Quelle est la raison première d’une révolution qui embrasa à la fois les mondes ashkénaze et sepharade ? « Sabbataï Tsevi, note Gershom Scholem, en dépit de la fascination indubitable qu’il exerçait sur autrui, manquait de grandeur, autant sur le plan du caractère que de l’expression. »
Il manquait surtout d’équilibre et de santé. Pendant toute sa vie, le messie de Smyrne passa par des crises de dépression et de paranoïa qui l’obligeaient à se réfugier dans des périodes de silence et de solitude. « Ce ne fut pas lui qui créa le mouvement messianique – ajoute l’historien – mais la foi des masses qui en une décharge explosive d’énergies messianiques accumulées pendant de nombreuses générations le souleva jusque sur les hauteurs de la messianité… » (p. 775).
Ces masses firent de Sabbataï Tsevi un messie à cause, dit-on, des cosaques de Bogdan Chmielnitzki qui en l’horrible année 1648 tuèrent près de cent mille juifs en Pologne, provoquant un désespoir dont seul un Messie pouvait consoler la diaspora. Sara, épouse de l’homme de Smyrne, avait vu ses parents massacrés dans la tourmente polonaise et Sabbataï Tsevi toute sa vie fut impressionné par une tragédie conforme à toutes celles qui devaient annoncer, selon la Tradition, la fin des temps et la venue du Messie.
« Mais, se demande Gershom Scholem, si les massacres de 1648 en étaient d’une quelconque manière la cause, pourquoi le messie ne s’est-il pas dressé du sein du judaïsme polonais ? Le mouvement s’étendit partout où vivaient des juifs, du Yémen, de Perse et du Kurdistan, jusqu’en Pologne, en Hollande, Italie et au Maroc ». Il est douteux d’ailleurs que les tueries de Bogdan Chmielnitzki aient été très connues en Afrique du Nord.
On impute alors le messianisme aux tensions sociales et aux affrontements de classes au sein des communautés juives. Le messianisme : une révolte des pauvres contre les riches, les rabbins, les ghettos de l’oppression. Encore inexact estime notre enquêteur. Parmi les plus enthousiastes du mouvement sabbataïste, il faut compter les juifs de Constantinople, Salonique, Livourne, Amsterdam et Hambourg dont la prospérité, la liberté et les privilèges provoquèrent plus d’une fois la colère et la surprise des contemporains chrétiens.
En fait, « le mouvement ne connut aucune distinction de classes. Il accueillit les millionnaires d’Amsterdam qui, comme Abraham Pereira, offrirent toute une fortune au messie aussi bien que les mendiants les plus pauvres des coins perdus de la diaspora… » (p. 23).
Le facteur général qui souleva les communautés fut « essentiellement de caractère religieux ». Ce fait religieux n’est rien d’autre que la cabale lourianique « qui s’est développée à Safed en Galilée durant le seizième siècle et qui domina la sensibilité religieuse juive du dix-septième siècle ».
Toute la première partie du livre est ainsi consacrée à la description de l’utopie messianique qui du Michené Tora de Maïmonide aux maîtres de Safed ou de Pologne fait discuter sur le mode ésotérique de péché, sainteté, exil, rédemption, fin des temps avec une fièvre née à la fois des audaces de la Renaissance, des malheurs du peuple juif et de l’attente et de l’espérance millénaires d’un messie – qu’il vienne « de notre temps ».
La logique du sabbataïsme n’a eu nulle peine, grâce aux interprétations mystiques, d’expliquer les raisons d’une conversion apparemment si honteuse du messie d’Israël et de Juda à l’Islam, Sabbataï Tsevi a habitué son public aux provocations les plus étranges et aux transgressions. « Béni soit l’Éternel qui autorise ce qui est interdit » a-t-il proclamé. La conversion ne serait qu’une transgression de plus. Nous croyons plutôt que le messie sommé de choisir entre être décapité et se convertir, a estimé que mieux valait être un musulman vivant qu’un juif mort. Cette conversion ne l’a d’ailleurs pas empêché de judaïser par la suite. Comme si de rien n’était.
Pour Nathan de Gaza et ses autres disciples, l’apostasie n’était qu’un spectacle imposé par la venue du Messie. « Personne, dit-il, ne peut être appelé un Juste parfait à moins qu’il ne soit entré dans l’impureté et qu’il en soit sorti pur ». Semblable à Job, Sabbataï Tsevi devait passer par des épreuves. D’autres personnages bibliques, Abraham descendant en Égypte ou la reine Esther à la cour du roi Assuérus ont dû, eux aussi, masquer leur identité.
Le sabbataïsme survécut au messie de Smyrne. Au début de ce siècle, la secte des Dunmeh en Turquie reconnaissait sa filiation avec Sabbataï Tsevi. Au XVIIIe siècle Jacob Frank se proclama en Pologne réincarnation du messie. Lui aussi, après une vie délirante, se convertit. Cette fois au catholicisme. Traumatisés par les folies de Sabbataï Tsevi, les rabbins firent longtemps la chasse aux sabbataïstes et à leurs idées, se méfiant de la tradition mystique et répétant que le messie ne s’incarnait pas en un homme violant les interdits mais plutôt en une époque de justice et de paix.
Gershom Scholem sait présenter le sabbataïsme comme un mouvement de contestation d’un enseignement souvent ankylosé, sans imagination, sans espérance vivifiante. Une révolte très moderniste contre les ghettos, Une aspiration à une autre vie, moins froide, plus fraternelle. Une nécessité pour le juif en prières de converser avec Dieu avec son cœur. Le hassidisme du Baal Chem Tov saura s’en souvenir. C’est lui qui dira qu’en tout faux messie il y a une étincelle du vrai messie.
Après tout, le sabbataïsme est un sionisme qui a échoué. Il faudra attendre 1948, trois siècles après les proclamations de Sabbataï Tsevi pour voir renaître un État juif que l’on décrit comme une première étape des temps du messie.
La pierre tombale de Nathan de Gaza fut détruite pendant la dernière guerre. Elle portait l’inscription : « Ta faute est expiée, ô fille de Sion ». « Ces mots, en vérité, conclut Gershom Scholem, condensent le message des vies houleuses de Sabbataï Tsevi, le “messie du Dieu de Jacob” et de Nathan de Gaza son prophète. Ils ont eu l’ambition d’ouvrir le portail de la rédemption de toute la Maison d’Israël. Et cependant, ils n’ont pas réussi et ne pouvaient pas réussir à trouver la voie menant de la vision à la réalisation. Ils tracèrent dans le cœur de leur peuple un sillon profond et la semence de leur message germa au cours des nouvelles étapes que connut l’histoire du judaïsme, et cependant de façon autre, et dans des circonstances autres, que celles qu’ils avaient envisagées… » (p. 901).
On n’a rien dit de l’immense travail de Gershom Scholem, de son érudition stupéfiante, de sa vigilance, si l’on n’a pas insisté sur son état d’humilité. Malgré l’abondance des documents et des témoignages, de nombreuses obscurités subsistent. Des moments importants de la vie de Sabbataï Tsevi restent opaques.
L’historien interdit alors d’inventer et même de supposer. Un exemple entre des milliers. Un témoin de la croix précise que Sabbataï, au hasard de ses pérégrinations, séjourna trois ans à Smyrne qu’il quitta en 1662 : Cette affirmation ne suffit pas à l’historien. Il cite un autre témoin, Cuenque (p. 183) qui confirme que le messie vivait dans une chambre misérable tapi dans la poussière, son lit sens dessus-dessous. Mais comme Cuenque ajoute qu’il a vu deux anges venir soutenir et réconforter Sabbataï, Gershom Scholem se méfie. Il se réfère alors à un document de Nathan de Gaza, le prophète resta enfermé pendant de longs moments au cours desquels il souffrit de graves tourments. Ces tourments lui étaient infligés par des démons auxquels croyait le messie, en particulier dans ses moments de dépression. Mais alors combien d’années a duré son dernier séjour à Smyrne ? Comment Sabbataï a-t-il vraiment vécu son enfermement ?
Le respect de l’historien pour le personnage est sans limites. Il ne cache rien de ses folies, et de ses faiblesses. Sans croire pour autant qu’il fut le vrai, jamais Gershom Scholem ne le traite de faux-messie ou d’escroc. Il décrit, psychanalyse, compare, explique avec modestie comment cet esprit fiévreux obsédé et rêveur a pu être l’auteur du plus grand bouleversement des communautés juives entre l’expulsion d’Espagne au XVe siècle et un XXe siècle illuminé par la tragédie et leurs espérances que nous connaissons.
Enfin Marie-José Jolivet et Alexis Nouss ont traduit de l’anglais cet ouvrage qui restera un monument de l’historiographie juive. On imagine l’effort nécessité par un tel travail, ultime hommage au grand historien disparu.