Brochure du prix Russophonie 2011, par Gérard Conio
L’œuvre vue par le jury
Nous avions constaté avec regret, en décernant le Prix Russophonie de l’an dernier, que l’édition française donnait dans son ensemble une image inexacte de la littérature russe d’aujourd’hui, en préférant les romans aux essais. Et s’il est vrai que l’essai est devenu depuis plusieurs années en Russie le genre littéraire dominant, c’est parce qu’il convient le mieux à un pays en quête de lui-même, un pays malade de sa géographie et de son histoire qui cherche à mieux se comprendre et à mieux se situer dans le monde. Tout récemment, à un colloque sur la notion de frontière organisé par la Maison des Écrivains Étrangers, Andreï Baldine, grand essayiste russe encore inédit en français, souhaitait l’émergence « d’une autre Russie » que la Russie « menaçante », celle de l’Empire, ou la Russie « qui montre ses tripes », celle de l’autoflagellation. Pourtant cette « autre Russie » n’est pas nouvelle et on ne doit pas l’attendre d’un avenir improbable, elle existe depuis toujours, non dans un territoire aux frontières toujours fluctuantes, ni dans un devenir chaotique, mais dans la langue et la littérature russe. Cette autre Russie est fondamentalement « contemporaine », car elle s’inscrit dans un autre temps que le temps historique et un autre espace que l’espace territorial. Elle est « contemporaine » dans le sens où Mandelstam disait que « Catulle est notre contemporain », et sa patrie n’est ni dans le temps ni dans l’espace de l’État et de l’Empire, mais de la langue russe qui, depuis Pouchkine et Gogol s’est érigée en contre-pouvoir et jette un défi permanent à l’ordre des choses, cet alibi de l’imposture et de la spoliation. Pendant longtemps, cette Russie n’était pas visible, occultée sous des stéréotypes et une mythification nationaliste et religieuse qui tend constamment à la détourner de ses voies propres. Il fallait la décrypter et la donner à voir. Telle est la vocation d’une littérature critique apparue au début du vingtième siècle avec l’école formaliste et qui s’est prolongée dans les années soixante avec l’École de Tartu. L’essai de Vladimir Toporov sur l’Apologie de Pluchkine ou De la dimension humaine des choses se situe dans cette filiation. Longtemps inconnu en français, cet auteur fait donc son entrée dans notre langue grâce à la traduction de Luba Jurgenson publiée récemment aux éditions Verdier.
La nouveauté renversante de cet essai pourrait donner à croire qu’il vient tout juste d’être écrit, tellement il est en phase avec notre modernité d’aujourd’hui, non la pseudo-modernité des écrivaillons à la mode, mais la vraie modernité d’une subversion permanente. Il est pourtant paru en russe en 1995, dans un recueil de textes de Vladimir Toporov intitulé Mythe. Rituel. Symbole. Image. Études dans le domaine mythopoétique.
Et si son auteur, né en 1928, décédé en 2005, appartient à la génération post-formaliste, celle d’Efim Etkind, de Lydia Guinzbourg, il fait le lien avec les écrivains, essayistes pour la plupart, qui se sont regroupés aujourd’hui autour de Vassili Golovanov et ont en commun une même volonté de revisiter le passé pour mieux conjurer le présent et de repenser l’espace-temps de la Russie dans des catégories cosmiques. En reliant son « apologie du Pluchkine » à « la dimension humaine des choses », Toporov leur avait ouvert la voie avec sa vision d’un monde « pluchkinien » où les objets de rebut sont les derniers signes d’humanité. Son approche quasiment deleuzienne du « revenir-devenir » sonne dans ce texte avec une acuité prophétique qui n’est pas sans rappeler la poétique des ruines comme « souvenirs du futur » tentée par Walter Benjamin dans ses essais sur Baudelaire et les passages parisiens. Ainsi s’amorce le cercle infernal d’un éternel retour marqué par la relation qui unit dans la langue russe les mots désignant le danger (« opasnost ») et le salut (« spasenie »). En relevant cette association, Toporov fait de Gogol le précurseur de Khlebnikov et de sa « déclinaison des racines ».
Certes, des « spécialistes » de la littérature pourront s’offusquer de la voir utilisée comme simple prétexte de réflexions philosophiques sur un « détail » aussi incongru, aussi disproportionné que Pluchkine, qui semble noyé dans une perspective « dépravée » où l’attachement aux choses n’est plus seulement un signe de cupidité et d’avarice, mais un moyen de retrouver l’ordre sous le chaos, l’âme sous la chair, l’esprit sous la matière, dans ce flux qui détruit les êtres, dans cette dévoration de l’espace par le temps, ce mouvement apparemment irréversible et que pourtant il faut « retourner » pour lui redonner son sens souterrain et primordial.
Pour adhérer aux corrélations verbales, qui perturbent nos habitudes logiques, nous devons renoncer aux oppositions frontales, aux schémas binaires qui substituent à la métaphysique du bric-à-brac propre à la vie russe la grille rassurante d’une lecture morale. La vie, et la littérature quand elle épouse la vie, n’ont rien à voir avec des valeurs purement formelles qui ont jeté le discrédit sur un personnage aussi apparemment négatif que Pluchkine. Et c’est tout le mérite de Toporov d’avoir su défendre Pluchkine contre Gogol lui-même, en mettant en relief chez ce personnage les restes d’une humanité vaincue par les épreuves de la vie, et qui s’est réfugiée dans sa relation avec les choses.
À vrai dire l’Apologie de Pluchkine n’est pas une étude sur Les Âmes mortes ni sur Gogol, ni même sur la littérature russe, c’est un hymne à la décadence d’une civilisation patriarcale condamnée par l’histoire, c’est une prosopopée où Pluchkine devient le dernier témoin d’un monde disparu, un monde oblomovien voué à la destruction et à l’oubli.
Et tout le paradoxe de cette conception est dans le processus « mythopoétique » qui fait de ce résidu d’un passé défunt la source de la poésie et de l’art moderne. On aurait tort de voir en Pluchkine le sujet exhaustif de cet essai. Le personnage inventé par Gogol y apparaît comme une « pars pro toto », une « partie pour le tout », quasiment allégorique. Il incarne le passage, le lien toujours ambivalent entre l’homme et les choses, mais aussi entre les époques et les styles. Les choses perdent, par leur surabondance même, toute fonction utilitaire et deviennent des objets de poésie pure : « Ces objets, écrit Toporov, ne sont pas utiles pour le ménage, mais ils sont liés aux mouvements désintéressés de l’âme, à ses besoins et tout ce qui en découle. L’idéal et le symbolique y prédominent sur le matériel et le corporel. À présent, dans sa vieillesse solitaire et amère, ces objets lui rappellent le passé, ils sont comme un impossible gage d’espoir, le dernier témoignage d’une époque enfuie qu’il répugne à balayer de sa propre main et qui, dans les rares minutes d’éclaircissement, lui font répéter comme à son créateur : « Ô ma jeunesse ! Ô ma candeur ! » Sans doute, cette fonction des choses conservées par Pluchkine était-elle bien plus visible au début, tant que ses malheurs et ses échecs n’avaient pas encore formé un cercle autour de lui : alors, chacun de ces objets suscitait une réaction plus vive, plus douloureuse, mais avec les ans son âme se sclérosait en profondeur : le mnémonique et le symbolique s’effaçaient, la dimension spirituelle des objets disparaissait, laissant place à une forme vide, absurde de l’objet en tant que tel. » (Toporov, p. 121).
Pour désigner ce dernier stade de la dégradation des choses, Toporov emploie l’expression qui deviendra plus tard, dans la poésie et l’art d’avant-garde, le signe même de la nouveauté et de la rupture avec le monde ancien, traditionnel, celui-là même dont Pluchkine est le conservateur avare et jaloux. « L’objet en tant que tel » annonce, en effet, « le mot en tant que tel », « la peinture en tant que telle » des Futuristes.
Lorsque, dans leur manifeste de la « Gifle au goût public », les Futuristes ont jeté les auteurs dits classiques « par-dessus bord du bateau de la modernité », ils ont fait une exception pour Gogol, parce qu’ils savaient qu’il avait été le premier poète de la rupture avec l’harmonie organique entre les parties et le tout, le premier à isoler la partie du tout comme un « détail » autonome et dépourvu de sens : « Que signifiait, écrit Toporov, cette concentration sur le détail, cette quête du détail ? Tout d’abord un degré de différenciation qui entraîne le dérèglement de la relation harmonieuse entre la partie et le tout. La partie se détache, se fragmente, s’autonomise en perdant le sens qui lui était donné par l’ensemble. On ne peut que constater la naissance d’une nouvelle force destructrice terrifiante qui démantèle ce tout sur deux axes inversement proportionnels : à mesure que progresse la désintégration, et donc se multiplie le nombre de fragments de ce tout désintégré, ces derniers perdent peu à peu leur sens ; la saturation corporelle, matérielle, objectale, a pour conséquence une inflation du sens qui à la fin crée un vide sémantique au sein de cet espace devenu étroit et étouffant. Cet espace n’est plus peuplé alors que de choses désertées par la signifiance, et donc par l’humanité, et présente une matérialité surabondante formant un univers chaotique, meurtrier, réellement infernal. » (Vladimir Toporov, p. 66,67).
Cette réversibilité entre le plein et le vide, entre un espace saturé et la perte de sens, est l’une des principales propriétés du monde moderne. Elle illustre le lien que Gogol avait fort bien montré dans le personnage de Pluchkine entre « le danger » et « le salut ». Les moyens de « salut » que l’humanisme de base propose pour éliminer un danger contiennent toujours un danger encore plus grand. Notre actualité confirme tous les jours la faillite d’un humanisme qui sert d’alibi et de prétexte aux pires turpitudes. Si « le danger » et « le salut » sont intimement liés par une racine commune, c’est parce qu’ils expriment une même faille dans les rapports entre l’homme et les choses, ce que les Futuristes appelleront « le byt ». L’art de Gogol repose sur l’incongruité qu’il décèle dans ces rapports, ce « détail » perturbateur et révélateur qui vient renverser notre confiance naïve dans les valeurs et les vertus qui sont supposées régir le cours de notre vie. La poésie comique de Gogol naît de son pouvoir d’observation et de dévoilement de l’absurdité du monde. Le mensonge de l’art apparaît alors comme le seul moyen de démasquer le mensonge du monde. Gogol est sans doute le premier poète russe moderne, parce qu’il détruit irrémédiablement le réalisme en détachant le monde de l’art du monde réel qu’il démonte comme un enfant démonte ses jouets.
Ce livre fondamental pour notre propre gouverne a eu la chance de trouver en Luba Jurgenson une traductrice à sa hauteur. On s’interroge souvent sur l’équilibre à trouver entre la qualité d’une œuvre et l’excellence de sa traduction. Mais il arrive parfois une sorte de miracle, quand la question ne se pose même pas, quand la traduction épouse avec un tel élan, une telle adéquation l’original qu’on ne peut plus les dissocier. On a beau savoir qu’une traduction est toujours perfectible, que chaque traduction n’est qu’une interprétation parmi d’autres, il y a des moments de grâce qui rendent quasiment impensable une autre lecture, une autre vision, quand la langue russe revit en français avec une égale intensité, avec son rythme et ses nuances, quand on dirait que les deux textes rendent le même son.