La Quinzaine littéraire, 1 avril 1984, par Jean-Michel Rey
Un des moments essentiels de l’histoire juive au XVIIe siècle
Dans une lettre de 1937, Gershom Scholem écrivait ceci : « Ce n’est absolument pas par inadvertance que je suis devenu kabbaliste. Je savais ce que je faisais, je m’étais seulement imaginé une entreprise beaucoup plus simple qu’elle ne l’est en réalité. Lorsque je m’apprêtai à revêtir le costume du philologue et à délaisser les mathématiques ainsi que la théorie de la connaissance au profit d’une situation tellement plus équivoque, je ne savais certes rien de l’objet que je voulais étudier, mais je fourmillais d’idées. » Et plus loin, il parle notamment du « courage d’aller au fond de l’abîme qui pourrait bien, un jour, nous engloutir, le courage d’ériger le mur de l’histoire au travers du plan symbolique », ajoutant cette remarque : « l’histoire peut être une illusion, il est impossible de comprendre l’être dans sa dimension temporelle. »
Vingt ans plus tard, Scholem donne suite à ces énoncés en publiant son grand livre Sabbataï Tsevi, le Messie mystique écrit en hébreu, texte qui sera traduit en anglais en 1973 et dont aujourd’hui les éditions Verdier nous donnent une version française réalisée par Marie-José Jolivet et Alexis Nouss.
Il faut dire à cette occasion le courage de cette petite maison d’édition pour avoir entrepris une telle publication, souligner l’excellent travail des traducteurs qui nous permettent de lire un des plus beaux livres d’histoire de ce temps. Une telle publication constitue un événement dont les effets devraient être décisifs sur notre représentation courante – sur nos préjugés et sur notre inculture – du développement de la religion judaïque.
Ce qui frappe d’abord dans ce livre, outre le formidable travail d’érudition et de rassemblement de matériaux, c’est son intelligence, je veux dire cette réflexion constante sur l’objet, cette inquiétude de penseur et cette passion que Scholem est capable de nous faire partager dans ces neuf cents pages.
Ce qui nous est présenté, ce n’est pas tant une biographie de ce personnage déconcertant de l’histoire du judaïsme qu’est Sabbataï Tsevi – encore que le livre fourmille de détails de ce point de vue – mais c’est une démarche d’une autre ampleur : la reconstitution minutieuse d’un des moments les plus essentiels de l’histoire juive au XVIIe siècle, la saisie d’une très profonde secousse tellurique dont Sabbataï Tsevi est le nom propre et qui se désignera ensuite sous le nom de sabbataïsme. Au moment même où en Europe triomphe le grand rationalisme sous l’impulsion de Descartes et, pour une part au moins, de Spinoza, se produit en Palestine un événement qui a valeur de révélateur : Sabbataï Tsevi se proclame le Messie, est reconnu tel par bon nombre de communautés juives du bassin méditerranéen et d’Europe, est arrêté par les Turcs, est mis en demeure d’abjurer ou d’être tué, choisit de se convertir à l’Islam, tout cela en un peu plus d’un an.
L’essentiel du livre de G. Scholem porte sur les antécédents de cet événement et sur ses conséquences. Car il s’agit véritablement d’un mouvement sans précèdent qui bouleverse une partie de l’Orient et une partie de l’Occident du seul fait qu’avec cet événement se trouve mis en lumière le caractère messianique d’un des courants de la mystique juive. On voit en toute netteté à la lecture de ce livre comment la reconstitution de cette déviation mystique – le moment de Sabbataï Tsevi et ce qu’il déclenche, ce qu’il entraîne, ce qu’il révèle – devient peu à peu pour Scholem une interrogation fondamentale sur la diversité du judaïsme : remarquable travail qui doit tout à la fois éviter les impasses d’une position d’orthodoxie et d’une interprétation rationaliste.
En mettant constamment l’accent sur la coïncidence entre une version de la Kabbale – ce que l’on appelle le lourianisme du nom de son fondateur – et une conjoncture historique – qui est un temps de malheur et de persécution, un temps d’espoir et d’utopie –, Scholem nous invite à considérer Sabbataï Tsevi comme une sorte de porte-parole d’un mouvement qui le dépasse et dont les répercussions se feront sentir bien au-delà de son avènement. Pour bon nombre de communautés juives du XVIIe siècle, l’attente d’un Messie semble être comblée par l’arrivée soudaine de Sabbataï Tsevi sur la scène du monde. Simultanément se développe une eschatologie qui parvient à faire à ce moment-là le lien entre les aspects les plus ésotériques de la Kabbale et certains événements qui accompagnent cette arrivée. Dans un milieu déjà divisé le sabbataïsme introduit de nouvelles divisions qui n’ont pas à proprement parler un caractère idéologique : l’opposition conservateur-révolutionnaire s’avère dans ce contexte inopérante.
Ce que montre admirablement le livre de Scholem – et en ce sens il pose aujourd’hui des questions cruciales tant sur le plan du judaïsme que sur celui de la mystique – c’est le fait que le courant mystique infléchi et déployé par Sabbataï Tsevi se double effectivement d’une transgression renouvelée de la loi, c’est aussi que ce courant constitue une doctrine qui s’enracine dans l’histoire réelle et qui vient en quelque sorte justifier l’apostasie, lui fournir en tout cas une certaine assise. Beauté des analyses de Scholem sur une telle rencontre : une version de la mystique devient la religion d’un peuple dispersé tout autant que l’espérance qui l’anime. Justesse de cette approche d’un phénomène religieux qui nous permet de repenser ce que l’on désigne trop facilement sous le nom de tradition.
À travers ce monument de culture et d’érudition, Scholem s’attaque à mon sens à quelque chose qui reste pour la pensée occidentale une sorte d’énigme : le mouvement grâce auquel pour une communauté la légende tient lieu d’histoire, le tracé par lequel la légende fait à sa manière histoire, par lequel elle produit de l’histoire et devient le vecteur d’une mémoire collective. Car à souligner la disproportion qu’il y a entre la brièveté de l’épisode de Sabbataï Tsevi et les conséquences à long terme de cette impulsion, Scholem nous donne à penser ce que peut être un événement dans ce contexte : interrogation majeure pour notre temps qui ne peut faire l’économie de ce mode d’accès à ce que nous appelons le symbolique.
« Ériger le mur de l’histoire au travers du plan symbolique » : cette tâche accomplie par Gershom Scholem durant toute sa vie, ce travail de pensée dont on peut lire maintenant un autre développement, un recueil d’articles publié aux éditions du Cerf sous le titre Le Nom et les Symboles de Dieu dans la mystique juive. On y trouvera notamment une autre manière d’envisager la question de la loi dans la mystique juive, une réflexion sur la théorie du langage dans la Kabbale, ainsi qu’un texte sur un aspect inattendu, la symbolique des couleurs dans la mystique juive.
Lecture complémentaire à faire après celle du Sabbataï Tsevi, pour saisir à quel point ce symbolique et cette histoire nous deviennent parlants dans toute l’œuvre de Gershom Scholem, c’est-à-dire dans cet immense travail où l’on peut constamment sentir la présence, si discrète soit-elle, d’un sujet d’écriture pris dans la tourmente de cette histoire – Scholem juif allemand émigré, ami de toujours de Walter Benjamin avec qui le dialogue ne sera interrompu que par la mort de ce dernier – et sollicité constamment par la richesse de ce symbolique dans son versant « hérétique ». Gershom Scholem n’a pas effacé les traces de son histoire, c’est-à-dire des rencontres décisives qui la constituent. À nous de savoir lire, de commencer à lire cette œuvre du temps présent.