La Quinzaine littéraire, 1 décembre 1992, par Pierre Pachet
« L’énigme du désir de liberté »
Ce premier roman de Dombrovski est paru dans son pays en 1958, à 1’époque du dégel khrouchtchèvien. Il sera l’occasion, on l’espère, de redécouvrir ici ses deux chefs-d’œuvre, composés dans les années soixante, et dont l’écrivain aura à peine connu la publication en Occident : Le Conservateur des antiquités (chez Plon en 1979, par Jean Cathala), et La Faculté de l’inutile (chez Albin Michel en 1983, par D. Sesemann et J. Cathala, aujourd’hui en Poche/Biblio).
Ces trois romans décrivent un monde en proie à une entreprise de domestication de la société et de la pensée, et le terrain où ils étudient sa progression et son règne, comme la résistance qui lui est opposée, est celui de la recherche, de la science : l’archéologie historique et préhistorique, comme le titre l’indique, dans Le Conservateur des antiquités ; le droit, dans La Faculté de l’inutile (inutile puisque le droit, en URSS, lors des années de terreur qui ont commencé en 1937, n’était que façade) ; et l’anthropologie physique, dans Le Singe…
Dombrovski est un écrivain puissant, ses intrigues ont la vivacité d’intrigues policières, ses dialogues sont dramatiques. Il mérite un public large, car cet écrivain indéniablement très raffiné, très cultivé, sait toucher son lecteur de façon immédiate, par un sens du détail descriptif, de l’image, par la rapidité de la narration, y compris dans des scènes de bagarre, ou dans des évocations biographiques larges et pleinement romanesques. Mais il faut d’abord quelques mots d’explication, qui éviteront aux lecteurs des premières pages du roman d’être déroutés.
Le Singe vient réclamer son crâne, nous apprend Hélène Châtelain dans une instructive préface, a été commencé en 1943 par Dombrovski sur un lit d’hôpital d’Alma-Alta, la capitale du Kazakhstan. À la suite de sa troisième arrestation, en 1939, l’écrivain avait fait quatre ans de camp à la Kolyma, dans l’enfer de l’Extrême-Orient soviétique. Le roman a été, dirait-on, conçu pour pouvoir paraître en URSS à l’époque où faisait rage la guerre contre l’Allemagne nazie ; il semble un instrument de lutte contre le racisme et la terreur hitlérienne. Il raconte en effet les événements tragiques qui secouent la famille d’un savant anthropologue, dans un pays qui ressemble à la France, au moment où les nazis l’envahissent. Ce sont eux les « singes », qui s’intéressent de très près aux crânes de primates que contiennent les vitrines du savant. Ils persécutent le professeur, mais ils voudraient surtout, par l’intermédiaire de son propre beau-frère, parvenir à le rallier à leurs propres thèses, pour s’assurer une caution intellectuelle prestigieuse.
Son Institut de recherches sur les origines de l’humanité est ainsi l’enjeu d’une lutte aux multiples rebondissements : existe-t-il une race supérieure indo-européenne, dont la science légitimerait la domination, ou bien l’humanité en est-elle une ? On falsifie des crânes, on arrête et on torture un élève du Professeur, on fabrique une pétition dirigée contre lui, on se dispute un manuscrit, la Gestapo tente d’opposer ses méthodes de brutalité pure aux entreprises plus raffinées d’un idéologue nazi ; cependant, le Professeur et ses disciples se divisent, se séparent, chacun cherche à savoir en qui il peut avoir confiance, et le monde de la famille lui-même (car ces événements se déroulent surtout dans la villa du Professeur) est menacé de division par les entreprises des racistes.
À la fin de la guerre, en 1945 (cette fois-ci, nous parlons de la vie de Dombrovski, et plus de son roman), non seulement Le Singe… n’est pas publié, mais l’écrivain, en 1949, en particulier à cause de ce roman considéré comme « fasciste » et « cosmopolite », est condamné à dix ans de camp. La mort de Staline, en 1953, écourte sa peine. Et il parvient à faire publier son texte en 1958, après l’avoir encadré par un Prologue et un Épilogue qui placent au premier plan le personnage du fils du Professeur après la fin de la guerre, dans un pays libéré, il doit lutter contre d’anciens nazis et d’anciens collaborateurs revenus à la surface. Le roman est « progressiste », son prologue regorge d’allusions au procès contre les Rosenberg, il semble prendre parti contre l’Occident compromis avec le nazisme ; il reste cependant insaisissable, inquiétant. Et si, au lieu de parler du nazisme, il parlait de l’increvable stalinisme ? De l’ambition du marxisme d’État de mettre la main sur les sciences, d’en orienter le cours, de discréditer l’entreprise ancienne consistant à lutter pour la vérité, quelles qu’en soient les conséquences ? S’il parlait de la liberté de penser ?
Entreprise ancienne, en effet, que celle de penser librement. Les lecteurs des autres romans de Dombrovski savent que ses héros, dans leur lutte contre le mensonge totalitaire, reçoivent un secours puissant de leur connaissance de l’antiquité, de leurs lectures des auteurs classiques ou des Évangiles : venus du fond d’un passé qui semblait livresque et inoffensif, ils livrent des épisodes ou des pensées riches d’exemples, de raisonnements, une éloquence ou un encouragement à la méditation, à la résistance. Ici, un auteur est au premier plan : c’est Sénèque, aussi bien dans son œuvre morale que dans ses tragédies. Le professeur ne cesse de le citer, de se référer à lui. Et c’est Sénèque qui, pour finir, lui donne l’exemple du suicide, rempart de la liberté, que rend possible cette considération lucide : « Nous avons peur de la mort, parce que nous la croyons tout entière dans le futur, mais regarde bien : ce qui est derrière nous est aussi son domaine. » Comme il donne l’exemple du silence (un exemple si difficile à suivre quand on est un intellectuel) : « Qu’il me soit permis de me taire (Tacere liceat). Est-il une liberté plus grande ? » À vrai dire, une telle référence à l’absolue liberté de penser (il est aussi beaucoup question des textes de l’utopiste Campanella, et des persécutions qu’il avait subies) suffisait à rendre les romans de Dombrovski suspects dans son propre pays.
Cette atmosphère de liberté – là est le talent propre de l’écrivain russe – ne touche pas que le domaine des idées ; elle est sensible à travers une clarté dans les descriptions, une sensualité très directe, un sens du détail qui n’est jamais rapporté, pittoresque, mais vient, on ne sait comment, renforcer un climat. Aussi inattendu, ou surprenant que soit le détail, il a toujours une légitimité profonde. Ainsi la « lady rouge », squelette dont les os sont teints en rouge (détail apparemment gratuit, ou malicieux, qui avait indigné ses censeurs soviétiques, en 1949). Ou le gestapiste qui porte « un costume d’un ton mauve clair plutôt frivole, que mettaient en valeur une chemise empesée de couleur crème et une cravate flamboyante ». À un autre moment, pour décrire un homme qui a été interrogé et torturé par la Gestapo, le regard du romancier se fait visionnaire pour rejoindre le réel : « Il se passa la main dans les cheveux et la retira, dégouttante de sang » et : « Ce fut comme si un vent soufflait sur son visage et en effaçait tout ce qui fait la différence entre un homme vivant et un mort ».
La liberté d’esprit, chez Dombrovski, est créatrice de beauté littéraire parce qu’elle semble finalement orientée vers un autre élément qui, lui, n’est pas humain. Un élément naturel, éternel, résistant. Un très beau passage l’évoque, décrivant le chant du merle (un étrange personnage du roman, Kurt, chef de la résistance anti-nazie camouflé en jardinier inculte, est passionné par les oiseaux). Cette description m’a rappelé celle que donne Musil (« Le Merle », dans les Œuvres pré-posthumes). Dans les deux textes, le chant de l’oiseau revêt la même valeur spirituelle, inspiratrice, inhumaine. Dombrovski écrit : « Le chant était lumineux et comme transparent… le tissu musical s’étalait sans discontinuer, luisant et scintillant, mais il n’y avait là ni richesse ni diversité, rien qu’une insolite pureté. Ce chant était plus inspiré que celui d’une voix humaine… À elle seule, la présence de la pensée eût obscurci la beauté de ce chant, créé par la nature avant même que l’homme eût fait son apparition ». Passage profond, délicat, où un grand romancier, pour qui le roman est un laboratoire de liberté, regarde avec respect l’énigme même du désir de liberté, de ce qui le suscite et le maintient.