Le Magazine littéraire, décembre 2008, par Jean-Baptiste Marongiu
Pourquoi les traders s’en remettent à Dieu
[Richesse franciscaine analyse] la manière dont la pensée chrétienne a influencé la théorie économique, notamment sur les notions de confiance et de crédit.
Crédit, confiance : ces deux mots connaissent une inflation galopante en ces temps de crise financière planétaire où le crédit semble décroître de manière vertigineuse jusqu’à ébranler la confiance dans le marché, voire dans le capitalisme lui-même. Ces termes renvoient à la croyance et à la foi, et disent sans ambages leur provenance religieuse et morale que l’usage économique a quelque peu effacée. Deux livres viennent refaire l’histoire de leur fortune. Avec Richesse franciscaine, l’Italien Giacomo Todeschini revisite le topos wébérien de l’origine chrétienne, théorique et pratique, de l’économie moderne, mais lui donne une tout autre profondeur historique. […]
François d’Assise n’a certes pas inventé la pauvreté, mais il en a fait la valeur suprême dans la chrétienté de la fin du XIIe siècle, qui commençait juste à s’enrichir. Marchand et fils de marchand, il a une pratique intime du commerce et de la richesse. S’il interdit l’argent à son ordre, ce n’est pas qu’il en méconnaît la productivité, mais parce que la pauvreté lui paraît encore plus productive en vue d’un usage du monde et non de son appropriation. Valeur d’usage, échange, marché, intérêt, crédit : en deux siècles, les franciscains vont forger une bonne partie des instruments conceptuels pour tenter de gouverner l’économie européenne en expansion. En matière de richesse comme de pauvreté, tout est question de compétence et de crédit, bref d’expertise et de calcul. Aussi les franciscains vont-ils devenir une extraordinaire agence de notation sur l’accumulation légitime des biens et leur partage solidaire. Car la cohésion sociale prime sur tout, en ces sociétés urbaines encore communautaires, dont les colonnes portantes sont, selon les franciscains, le pauvre volontaire, le riche par vocation et la dette généralisée. Cependant, la pauvreté jauge et juge le bien-fondé de la richesse.
Les franciscains ont inventé les monts-de-piété, préfiguration précapitaliste de la banque moderne et véritable dispositif à multiplier les microcrédits dans une économie qui manque cruellement d’argent. […] c’est d’ailleurs leur impossibilité à trancher entre la banque et l’assistance, entre le profit (fût-il honnête) et le don (même improductif), qui les a expulsés du marché, dans tous les sens du terme. La morale est-elle partie avec eux ? Rien n’est moins sûr. D’un côté, l’État a progressivement pris en charge le contrôle des pratiques de crédit. De l’autre, les cadres de référence ont basculé d’une éthique inscrite dans la religion à une autre née de la politique et de l’économique. Mais comment, aujourd’hui, produire de la confiance dans une société totalement insérée dans d’innombrables relations de crédit et alors que les systèmes de régulation semblent inadaptés ou dépassés ? Condamner le marché revient à prêcher la chasteté aux moineaux. L’ordre mendiant lui-même ne l’a pas fait. Finalement, […] c’est le marché qui validera (ou pas) l’économie morale, sinon la morale tout court dans l’économie.