Le Magazine littéraire, janvier 2010, par Pierre Senges
Nikolaï Gogol, le nez fuyant
Déchiré entre goût du grotesque et mysticisme, mort loin de la Russie, il s’est ingénié à être insaisissable. Deux cents ans après sa naissance, une nouvelle édition de ses œuvres paraît.
Nikolaï Gogol ? Difficile de l’attraper : vous le croyez à Pétersbourg, dans la grisaille à peine agrémentée des couleurs de Pouchkine, il est déjà ailleurs ; vous le croyez à Paris, il est à Baden-Baden ; vous le cherchez jusqu’en Allemagne, il est déjà en Italie, à Rome, en train d’attendre l’inspiration. Tout le monde vous le dira, c’est un insaisissable, il passe son temps à se réfuter sans merci (selon les mots de Siniavski) : il est là, et soudain il s’emporte, il disparaît, agissant comme ce diable qu’il craint pardessus tout, ce diable spontané, explosif, fumeux, apparu, disparu aussi vite.
De quoi il a l’air ? Il doit être très reconnaissable, voilà au moins un avantage (personne d’autre ne pourrait lui ressembler, sinon peut-être l’un de ses personnages) : il est né un 1er avril, chétif, malingre, plutôt laid ; dès ses premiers jours, sa mère craint de le voir mourir d’un éternuement à la suite de ses deux frères aînés, morts aussitôt nés (devenus depuis d’étranges tutelles gogoliennes). Au cours des années 1820, il fait ses premiers pas au lycée emmitouflé dans six ou huit épaisseurs de châles, pelisses et couvertures, sous quoi il grelotte, il exsude, souffrant déjà de la scrofule. On pourrait en faire un portrait peu reluisant : un nez plus long que nature, un nez hors du commun, jusqu’au menton, et au bout de ce nez, c’est à parier, une goutte, comme reliquat de l’enfance maladive et négligée (et aussi solitaire). Peut-être, à cause de ce masque, Nikolaï Gogol a voulu faire ses débuts dans l’existence sur le mode comique, et dans la peau d’un grand comédien, doué de naissance. Il n’était pas fait pour l’étude, mais né pour le théâtre, passionné au point d’écrire ses premiers sketches au gymnasium, de tenir des rôles clés dans ses pièces, de déclencher le rire spontanément (il lui suffisait d’apparaître). Entre deux représentations, il continuait de faire l’acteur, en imitant son entourage : c’est de cette façon, plus tard, qu’il s’est mis à écrire.
En 1828, le voilà parti pour Pétersbourg : petit gars des campagnes d’Ukraine à la rencontre de la capitale impériale et des maîtres écrivains qui y tiennent salon. Il y éprouve des sentiments contraires : déçu par la ville grise, brumeuse et froide, bien loin du soleil de la Petite Russie – mais il rencontre, effectivement, ces poètes qu’il adore, à commencer par Pouchkine, le génie garnement, aussi friand de filles que Gogol sera chaste. Nikolaï est venu là pour servir la nation en devenant fonctionnaire : d’abord un an au ministère, puis un an de professorat, dans un lycée de jeunes filles, délivrant des cours insipides devant une salle de plus en plus déserte. Avant ça, il publie sa première œuvre, Hans Küchelgarten, une idylle en vers inspirée des romantiques : elle suscite l’indifférence la plus complète, à un article près, un article assassin. On voit alors dès l’aube le brave Gogol accompagné d’un valet courir les librairies, racheter ses exemplaires, et les brûler tout simplement, façon d’entrer en littérature comme il en sortira (voir plus loin) : par l’autodafé de ses propres œuvres. (Dès que vous voyez un peu de fumée, vous n’êtes plus très loin de Gogol : il y a chez ce grand comique un goût pour l’holocauste, pour l’autocritique et la correction d’épreuves poussé à un point extrême.)
Il ne désespère pas longtemps : le succès vient avec ses Soirées du hameau, une série de contes ukrainiens, puis deux recueils, Mirgorod (il contient Tarass Boulba), suivi des Arabesques (on y trouve Le Journal d’un fou, La Perspective Nevski, entre autres nouvelles dites de Pétersbourg,inspirées à l’écrivain le plus fantasque de Russie par la ville la plus fantasque, montée de toutes pièces d’après un caprice de tsar). C’est du Manteau, commencé en 1834, que sortira toute la prose russe, comme toute sa poésie était sortie d’Eugène Onéguine – et Akaki Akakiévitch, son héros au nom bègue, reste avec le Tchitchikov des Âmes mortes l’une des marionnettes gogoliennes les plus frappantes, toujours célèbres.
Pas étonnant qu’on ne puisse le capturer : quand il ne ment pas, il expose une théorie du mensonge comme succès de la sincérité, ou bien il se déguise, ou s’enfuit, suivant sa piste gogolienne – en juin 1836, après la première du Révizor, abattu par les critiques et honteux de voir son chef-d’œuvre si mal interprété, il fait ses valises, pantalons, chemises, manuscrits en cours, et disparaît par la première diligence sans même prendre la peine de saluer Pouchkine (il ne le reverra plus). La diligence, puis le bateau, le mal de mer, jusqu’à Travemünde, encore la diligence, Lübeck, Hambourg, et plus loin encore Cologne, Francfort par la route, la Suisse, le mont Blanc, les paysages grandioses qui l’enchantent puis l’assomment, Paris, Gênes, enfin Rome. De 1836 à sa mort, il passe l’essentiel de sa vie à l’étranger, quelques dizaines de jours seulement en Russie. Pourquoi tant de kilomètres ? Il court pour fuir les échecs ? les mauvaises langues, les raffinés de la capitale quand ils parlent de sa prose de souillon et de ses pitreries faciles ? ou bien pour chercher ailleurs l’inspiration introuvable maintenant à Pétersbourg ? On dit qu’il s’est enfui pour courir les sanatoriums, chercher l’air sec et les forêts d’eucalyptus, comme si l’Europe en dehors de la Russie malsaine était l’endroit où il pourrait une fois pour toute purger son intarissable nez. Mais à la vérité, en plus d’éviter le spectre de l’inspiration, il ne fait que se fuir lui-même (c’est très hollywoodien ça, mais c’est probablement exact) : séparer le Gogol chrétien superstitieux de l’autre Gogol, le prosaïque, le vulgaire, le trois fois humain, qui met en scène des crapules – le comique pour qui il n’y a de meilleur devoir sur cette terre sinon susciter le rire de mille spectateurs à la même seconde, parterre, orchestre, balcon et poulailler.
Il a tout de même le temps, à Rome, d’écrire la première partie des Âmes mortes, sur une idée, encore une fois, d’Alexandre Pouchkine, qui suggère souvent des trames ou personnages à Gogol (le sujet du Révizor, c’était déjà son invention). Il publie le roman en 1841 ; on reconnaît un chef-d’œuvre : la peinture d’une Russie de vauriens, de tordus, de pleutres et de petits profits. Sur cette belle lancée, Gogol s’engage à écrire la seconde partie : mais voilà le moment où le farceur se laisse peu à peu usurper par le chrétien, superstitieux, demi-mystique. Si la première partie des Âmes était un tableau des mœurs corrompues, la seconde devra être (drôle d’idée) une fable édifiante, décrivant actes de vertu et personnages de haute morale. C’est que, après avoir bien ri en animant des figures grotesques, Gogol cherche la rédemption, pour lui et ses proches, par n’importe quel moyen : il relit les Évangiles, se laisse tenter par le couvent, projette un pèlerinage en Terre sainte, s’escamote au dernier moment, se choisit pour directeur de conscience un certain père Matveï, un fanatique, qui lui administre les jeûnes comme si c’étaient des cataplasmes. Bien sûr, on se demande si tant de bondieuserie n’est pas encore une façon de choisir le mensonge pour échapper à la fois à l’absurdité d’une vie humaine et à la menace des instances divines.
La seconde partie des Âmes mortes, il la retravaille jusqu’à sa mort, entre deux crises mystiques ; à bout d’inspiration, à bout de forces, et sans aucun doute embarrassé par le pensum bigot qu’est devenu son livre, il a recours une dernière fois à la seule retouche qui convient : le feu du poêle. Quelques jours après avoir brûlé son manuscrit, en juin 1852, Gogol se laisse mourir, refusant soins et nourriture, arrachant de son visage (selon Nabokov) les sangsues qu’on lui imposait. Vous le cherchez encore ?
Vous le cherchez avec tant d’acharnement, vous finirez pas mettre la main dessus : quand vous l’aurez enfin trouvé, à genoux devant son poêle, le manuscrit sera réduit en cendres, le poète aura versé des larmes, mais je ne sais lequel des deux sera parti en fumée.