Le Matricule des anges, mai 2008, par Étienne Leterrier
Voix à perpétuité
Verdier publie simultanément deux textes de Lutz Bassmann, nouvelle voix post-exotique. Chronique du temps à venir.
Tout, chez Lutz Bassmann commence par un lieu. De préférence un lieu condamné ou un lieu déserté. Rien de moins étonnant a priori : l’auteur, guerillero urbain, insurgé, « combattant et écrivain » est réputé d’après le communiqué de presse sibyllin des éditions Verdier, poursuivre une existence « dans l’emprisonnement à perpétuité d’une cellule d’un quartier de haute sécurité ».
Décrit comme un auteur « à mi‑chemin entre fiction et réalité », Lutz Bassmann apparaît nommément dans l’une de ses propres nouvelles, aux côtés de Manuela Draeger ou encore Elli Kronauer, deux voix du post‑exotisme, qui partagent avec Bassmann la situation d’internés à vie. Les trois auteurs étaient également présents en 1998 dans l’ouvrage collectif Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, explicitement situé sous le patronage du mot forgé par Antoine Volodine. Avec Lutz Bassmann, c’est donc une nouvelle voix hétéronymique que Volodine porte à la connaissance de ses lecteurs, dans sa volonté de construire un système de voix plurielles où les écrivains se répondent.
Dans des univers qui agonisent, Bassmann dépeint des êtres menacés d’une mort imminente, activistes traqués par une police omniprésente, ou simples habitants d’une Terre polluée. L’inspiration de Bassmann puise aux sources de la littérature d’anticipation que récuse pourtant Volodine. Le matériau narratif de ce « post‑exotisme » bassmannien est donc naturellement présent dans la conscience collective : les camps de la mort du futur, dans Haïkus de prison, ressemblent à s’y méprendre à ceux d’hier. Ses mondes totalitaires et uniformisés, la déréliction des êtres qui les peuplent lorgnent du côté de leurs modèles historiques, nazis ou staliniens, comme de ceux imaginés par Orwell, Huxley, ou même Kafka. Cependant, toute l’habileté de cette matière narrative provient de ce qu’elle n’est jamais aisément déterminée. Troublante familiarité du futur ? Il y a en effet un art de l’ellipse et de l’opacité chez Lutz Bassmann, qui laisse libre cours au fantasme et qui constitue l’aspect le plus intéressant de son écriture. Dans Haïkus de prison, c’est par un long poème que Bassmann retrouve le souvenir des écrits de la Shoah en évoquant les camps de concentration à venir. Comme s’il cherchait à incarner le renoncement à toute forme épique, Bassmann utilise le caractère suspensif et pointilliste du haïku, en faisant du narrateur un récitant résigné, spectateur de l’horreur, parfois lyrique (« La feuille d’appel s’est envolée / trente détenus virevoltent / entre voie ferrée et nuages »), ou plus expressionniste (Roulis cahots démangeaisons / La lune a quitté la lucarne / roulis cahot démangeaisons »). L’activisme politique ne franchit cependant jamais la barrière des désespoirs. Dans les Haïkus, le poète constate la naissance d’un mouvement de résistance entre détenus, vite avorté.
Dans Avec les moines‑soldats, les personnages sont au service d’une mystérieuse « Organisation », sorte de post‑Komintern exotique puisqu’il a « renoncé à ses références anciennes, pour (…) les rêves, les imprécations schizophrènes, les transes chamaniques, le fakirisme ». Héros d’une série de récits qui se suivent sans se succéder, Schwahn et Brown ne croient plus à leurs idéaux d’antan. Monge fait partie d’un monde prolétarien dévoyé où les « égalitaristes » sont déportés.
L’histoire à venir telle que Bassmann nous en fait parvenir les échos n’a donc rien à envier aux pires moments de celle qui est déjà passée. C’est là à la fois la force et la limite de son écriture. Volontairement allusive, elle laisse l’imaginaire poursuivre l’évocation de ces mondes dans des représentations dotées d’une force historique incontestable, mais qui sont du même coup figées. Reste ce que dit Bassmann de l’homme : animal centré sur soi et sur sa propre survie, dont la perception ne peut exister qu’éclatée en de multiples fragments sensibles. En cela, l’écriture de Lutz Bassmann, outre son esthétique assez parente du cinéma ou de la BD, est douée d’une incontestable force sombre, à défaut de grand souffle inspiré.