Libération, 26 novembre 1992, par Marion Scali

« La grimace du vieux singe »

Le Singe vient réclamer son crâne : en 1948, Iouri Dombrosvki, qui a consacré toute son œuvre à décortiquer le despotisme, publie son premier roman.

Le Singe vient réclamer son crâne. Énigme embusquée derrière une constatation détachée : ce singe qui « revient » est un primate archaïque, barbare. Il a résisté à toutes les tentatives de « civilisation », démocratie grecque, Jésus, les Lumières… Sous la plume de Iouri Dombrovski, il revient dans un pays imaginaire, lors de la Deuxième Guerre mondiale, porte un uniforme vert-de-gris et prend pour victime un anthropologue qui, précisément, étudie les crânes des hommes préhistoriques, réussissant à prouver que, depuis la nuit des temps, tous les hommes, d’où qu’ils viennent, sont égaux. 

On connaissait déjà deux romans de Iouri Dombrovski, publiés en France en 1967 et 1979, Le Conservateur des antiquités et La Faculté de l’inutile. Le Singe leur est antérieur, et permettra aux inconditionnels de profiter encore un peu de ce verbe unique. Pour les autres, c’est l’occasion de découvrir, dans l’ordre, les trois tomes d’une œuvre tout entière attachée à décortiquer un même phénomène, le despotisme, concept nettement plus large que le seul stalinisme, dont l’auteur fut la victime.

La première fois que Iouri Dombrovski tombe aux mains du NKVD, il est encore étudiant en littérature et en théâtre à Moscou. Il a 23 ans. Assigné à résidence au Kazakhstan, il s’installe pour de bon à Alma-Ata. Quatre autres arrestations suivront, dont une de dix ans, en 1948, pour avoir publié un livre « fasciste » et « cosmopolite », Le Singe vient réclamer son crâne : au total, un quart de siècle dans les camps et les geôles de Staline. Plus tard, il sera réhabilité, par cinq fois.

À Alma-Ata, Dombrovski enseigne l’art dramatique, travaille au Musée national, lit beaucoup et écrit. D’abord, en 1943, Le Singe vient réclamer son crâne. Puis Le Conservateur des antiquités, qui paraît en URSS, dans la revue Novy Mir, en 1964, trois ans après Ivan Denissovitch (Soljenitsyne). Vient ensuite La Faculté de l’inutile, qui arrive sous forme manuscrite à Paris et est publiée en 1978 par YMCA Press. Dombrovski a juste le temps de fêter sa sortie avant de mourir, le 27 mai 1978. Il fut, rapporte son traducteur Dimitri Sesemann, « de ces gens qui bénéficient du respect général, une sorte de Diogène dont on citait les mots souvent féroces ».

Sa mort passe inaperçue dans son propre pays. Et les historiens de la littérature ne brillent guère : Dombrovski est expédié en quelques lignes dans la plupart des ouvrages sur la littérature soviétique. Trop humaniste. Pas assez « militant ». Presque unique en son genre dans le monde littéraire soviétique : il ne s’en tient pas à la culture russe, même si sa « psychologie en labyrinthe », comme l’écrit Jean Cathala, traducteur du Conservateur, doit beaucoup à Dostoïevski. Mais aussi à Sénèque, à Suétone, à Saint Augustin – et même à Jack London…

Dans Le Singe comme dans ses deux romans ultérieurs, la relation qu’il instaure avec son lecteur est une manière de lui signifier d’entrée de jeu que l’écrivain n’a pas de temps à perdre : « Je veux raconter cette histoire à tous mes compatriotes, à tous les habitants de la terre, si seulement ils acceptent de m’écouter », écrit le « je » du livre, chroniqueur judiciaire, qui se retrouve nez à nez avec un de ceux qui, quinze ans plus tôt, ont trahi son père, l’anthropologue Maisonnier, spécialiste des primates. On revit à travers lui la lente agonie du savant, sous forme d’enquête policière et de conte philosophique. « Mon père se comparait volontiers aux héros de l’Antiquité. Ainsi, quand les troupes allemandes sont entrées dans notre ville, il a dit à ma mère : “Je reste ici pour sauver mes épures comme Archimède.” Après quoi, il s’est retiré dans son cabinet de travail en claquant la porte et ma mère a passé la journée à ranger ses porcelaines, les yeux rougis de larmes. Car elle n’ignorait pas comment les choses s’étaient terminées pour Archimède ». Le savant finira par mettre fin à ses jours, abandonné de tous, dans un cabinet de travail-capharnaüm, réduit à l’état de clochard. Incapable de fuir, refusant de revenir sur ses découvertes et de céder à l’occupant en se portant caution de la grande œuvre hitlérienne, la célébration de la race aryenne supérieure, il n’a d’autre issue digne de lui que le suicide. Tandis que le poison envahit son corps, il tourne le bouton de la radio. Défilent diverses émissions conseils aux ménagères, discours nazi et chanson cochonne. On a rarement transmis ainsi le sentiment de la solitude absolue.

Autre scène, avec une prison pour décor : Hanka, l’un des assistants du professeur, vient d’accepter de collaborer avec les nazis et est envoyé comme mouton dans la cellule d’un grand résistant. S’ensuit un dialogue entre le héros plein de compassion et de « mépris libérateur », qui joue aux échecs avec des pions en mie de pain, et Hanka qui souffre de migraine et reste tiraillé entre la trahison qu’il a effectuée et le désir de rester « du bon côté ». « Parlez-moi donc d’humanité. Qu’ai-je à ma disposition pour affronter le singe ? Lui a son gourdin, et moi ? Mon diplôme universitaire ? »

Tout ce qui fera l’importance de La Faculté et du Conservateur est déjà présent dans Le Singe. Dialogues et personnages qui ne sont jamais tout à fait ce qu’on attend qu’ils soient. Ce que Jean Cathala décrit dans la postface de La Faculté de l’inutile comme « une technique du donner à penser où un récit toujours réaliste et une réflexion généralement suggérée se développent en contrepoint ». Et déjà sont présents ces procédés par lesquels « l’art du non-dit s’est transformé en moyen d’expression pour rendre l’opacité tangible, pour obliger le lecteur à tâtonner, comme les personnages, dans la nuit de l’enfer ».