Télérama, 24 janvier 1990, par Natacha Wolinski
L’intérieur du monde
De Mario Luzi, on ne connaît en France que quelques ouvrages poétiques, à l’exclusion de son œuvre critique ou dramatique. Chaque année pourtant, la rumeur déclare nobélisable ce poète florentin, aujourd’hui âgé de soixante-quinze ans. Les premières traductions de Mario Luzi nous sont parvenues grâce à Flammarion : Vie fidèle à la vie (1984), L’Incessante Origine (1986). La dernière livraison, Cahier gothique (parue aux éditions Verdier) nous vaut une visite éclair de l’auteur.
Engoncé dans le petit gilet de laine de l’intellectuel italien, Mario Luzi nourrit pour ce recueil de textes lyriques, éclos il y a plus de quarante ans, une tendresse quelque peu distanciée. « Cahier gothique a été écrit en 1945. C’est le journal d’un amour d’autant plus exaltant qu’il était nécessaire à l’âme après l’aridité, la peur, l’angoisse, la haine des années de guerre. »
Né en 1914, Mario Luzi n’a pas été épargné par l’histoire. Enfant d’un siècle obscurantiste, il a traversé deux guerres mondiales avant de subir les errements terroristes de l’Italie post-soixante-huitarde. Jeune homme, il a participé, aux côtés de Montale et Bigongiari, au mouvement hermétiste des années 30. Isolés dans leur refus du fascisme, le risque était grand pour ces jeunes poètes hermétistes de se draper dans le langage et « la solitude contemplative du poète… »
Profondément croyant, Luzi emprunte très vite une voie beaucoup plus orthodoxe. Renouant avec ses inspirations chrétiennes, il choisit d’adhérer pleinement à la réalité du siècle, si informe soit-elle, et de devenir « le scribe du magma et du marasme ». Aujourd’hui, de sa voix chargée de brumes italiennes, Mario Luzi continue de marteler que « l’homme ne doit pas se soustraire à l’expérience du monde. Il doit la vivre et s’ouvrir aux modifications, aux transformations du monde. Il y a dans mon œuvre, c’est vrai, un sentiment tragique. Mais cette tragédie est toujours retranscrite dans le sens d’une recomposition, d’une revanche de l’unité et de l’harmonie sur la division et le chaos. » À l’écart de tout formalisme, Mario Luzi s’emploie ainsi, depuis plus d’un demi-siècle, à réaffirmer la foi en la vie, la foi en l’homme.
Il use d’un langage volontairement « innocent », d’une parole presque transparente, tels ces vers de Cahier gothique frémissant d’un tremblement de vie quasi incantatoire : « Ainsi s’exhale et voltige / l’âme véhémente / un désir proche de l’effroi / une espérance semblable à la peur / mais le regard se tend, entre dans le sang / plus fertile, l’haleine de la terre. »
Ce choix profondément humaniste ne va pas sans héroïsme. Car « parler de l’intérieur du monde, reprend le poète, par ailleurs admirateur et traducteur de Michaux, c’est parler de la condition malade du monde, de la souffrance. Le poète épouse la maladie du monde, il est lui-même malade. Et s’il ne peut fournir un remède à cette maladie, peut-être a-t-il la faculté de la nommer. Et cela, ce n’est pas rien. »
De fait, c’est une parole disloquée mais toujours nourrie d’espérance chrétienne que faisait entendre Mario Luzi il y a deux ans, lors de la parution du recueil Pour le baptême de nos fragments, écrit au sortir des années noires du terrorisme italien. Une fois de plus, Luzi tentait d’opposer au langage éclaté des armes, la vertu pacificatrice des mots. Une fois de plus, il revendiquait modestement la responsabilité du poète, non pas démiurge, mais homme parmi les hommes, voix parmi les voix. Aussi voit-il aujourd’hui une victoire dans cette lettre qu’il reçut d’un terroriste repenti : « Il m’a écrit que mes poèmes l’avaient aidé à se reconstituer une logique intérieure, à retrouver une unité. Quand la poésie part de l’intérieur de l’homme et revient à lui, c’est formidable. » Si la tâche de la poésie est, selon le mot de Rilke, d’« humaniser l’univers », l’œuvre de Mario Luzi, sans aucun doute, est exemplaire.