Tageblatt, mai 2010, par Corina Ciocârlie

Doloroso ma non troppo. Eugenio Montale : petite musique de chambre

Les petites proses de Montale, publiées d’abord dans des quotidiens, puis rassemblées en volume (en 1956), ont paru en français chez Fata Morgana dans les années 1980. Les éditions Verdier reprennent aujourd’hui ce cinquante récits, les regroupant en quatre tableaux placés sous le signe trompeur d’un Papillon de Dinard couleur safran, protéiforme et évanescent.

Au fil des pages, l’effet papillon permet aux réverbérations solaires d’une enfance ligure d’engendrer, par ricochet, des chroniques florentines douces-amères, ponctuées par des notes de voyage faussement naïves et de savoureux croquis arrachés à un improbable bottin mondain.

Qu’il s’agisse de la pêche aux anchois ou d’un recueil de poèmes de Hölderlin, du premier passage des palombes ou des dernières exactions des Allemands, les narrateurs successifs font l’inventaire de leurs souvenirs, seul fil qui les lie après que tant d’eau a passé sous les ponts. « Dans nos vieilles familles, il y avait, en règle générale, un fils, habituellement le plus jeune, le benjamin, auquel on ne demandait aucune activité raisonnable. Dernier fils d’un père veuf, quelque peu maladif depuis l’enfance et riche de vocation extra-commerciale impossible à préciser, j’étais parvenu à quinze, puis à vingt, puis vingt-cinq ans sans avoir pris une décision. Vint la guerre, qui ne m’arracha pas à la maison, et vinrent l’après-guerre, la crise et la grande révolution qui devait nous sauver des horreurs du bolchevisme. »

Dans l’écrin de sa mémoire, Montale conserve une foule de fantasmes possibles, virtuels qui, affleurant par moments à la surface de la conscience, lui permettent de rétablir, au meilleur sens du mot, des « correspondances ». Ses proses sont faites de l’étoffe des réminiscences enfilés sur la trame narrative comme autant de « spores non éclatées, pétards à explosion retardée ». Transmis de génération en génération, le « goût de la famille » assure une continuité qui, détruite ailleurs, résiste « dans le gras des fritures, dans le fumet des aulx, des oignons et du basilic, dans les farces pilées dans le mortier de marbre ».

Drôles d’oiseaux

Un garçon solitaire, surnommé Zebrino en raison du maillot à rayures qu’il porte d’habitude, passe ses journées à reconstituer, grâce à une imagination fébrile et aux légendes des vieilles gens, le fabuleux bestiaire de son enfance. Dans cette joyeuse ménagerie placée sous le signe du Papillon de Dinard, cohabitent nonchalamment okapis, chauves-souris, pantegana, soubuses et autres chimères répondant aux noms de Fufi, Gastoncino, Pallino, Mascotte, Boubou, Tartuffe, Passepoil ou Esmeralda – et faut-il s’étonner, si leurs voix dissonantes finissent par engendrer une musique « forte comme un coup de canon et subtile comme le chant d’une grive » ?

Ces drôles d’oiseaux – prestidigitateurs, dandys, aventuriers partis, chacun pour son compte, à la recherche d’un temps que l’on croirait presque imaginaire – frémissent à l’idée que la vie passée puisse être « rejouée » da capo, en une édition ne varietur et librement disponible, comme un disque gravé une fois pour toutes.

Chez Montale, le plaisir de vivre naît de la répétition de certains gestes et de certaines habitudes, du fait de pouvoir se dire : « Je referai ce que j’ai déjà fait et ce sera à peu près exactement la même chose, mais pas tout à fait exactement la même chose. » Ce minuscule écart permet d’ailleurs au poète de s’adonner, en dilettante, à une chasse aux réminiscences quasi proustienne : « Tout seul, je peux mieux savourer cette plongée dans une vie que je croyais finie pour toujours. Va-t-elle recommencer ? Rien ne recommence. »

S’ils n’ignorent pas le vieil axiome selon lequel la même eau ne coule jamais deux fois entre les rives d’un fleuve, Filippo, Giacinto, Federigo et les autres estiment pourtant qu’un verre de Manzanillo devrait toujours en appeler un autre : « Une seule fois, cela ne suffit pas. Ce qu’il y a de mieux vient ensuite. » Ayant traversé deux guerres pour déboucher sur « cette noire période qu’on appela libération », ces épicuriens lucides cultivent leur propre malheur pour avoir le plaisir de le combattre à petites doses. Être « toujours malheureux, mais pas trop », c’est la condition sine qua non de « petits bonheurs intermittents ». Avec Papillon de Dinard, on en a la preuve par cinquante.