Courrier international, 21 juin 2012, par Pierluigi Battista
Sous l’emprise de l’argent*
L’écrivain italien Walter Siti explore dans son dernier livre les affres d’un monde dévoré par la finance. Il est l’un des auteurs invités du festival Le Marathon des mots, qui se tient à Toulouse du 28 juin au 1er juillet.
« Tout se confond », écrit à un moment donné Walter Siti dans son dernier roman, Resistere non serve a niente** (Résister ne sert à rien). Ce « tout se confond » n’est qu’un euphémisme ironique, une locution qui atténue considérablement l’enfer dans lequel le narrateur Siti précipite notre monde dévasté par une crise sans précédent. C’est effectivement bien peu comparé à cette fange indistincte, à cet amas de turpitudes et d’horreurs dans lequel il semble, à la lecture de ce roman, que la vie ait sombré, au contact d’une finance trouble, sale, incapable désormais de distinguer la frontière entre légalité et illégalité. Une boue informe et débordante. Un univers répugnant, destiné à périr après s’être atrocement défiguré.
Dettes assassines
Le roman de Siti n’est pas celui de la crise financière qui emporte l’Italie, l’Europe, l’économie mondiale et mondialisée ; c’est le roman de l’abjection qui a infesté l’économie, l’Italie et l’Europe. Ce n’est pas un traité d’économie et de finance. C’est un roman. Son protagoniste, comme dans les autres romans de Siti, est un enfant des banlieues, des banlieues qui n’ont plus rien à voir avec celles que décrivait Pasolini dans ses films et ses écrits.
La célèbre question de Brecht « Qui est le plus grand criminel : celui qui vole une banque ou celui qui en fonde une ? » (tirée de sa pièce L’Opéra de quat’sous) débouche ici sur la description de l’activité bancaire comme crime absolu. Pure mafia. Délinquance « propre », qui a troqué le fusil contre l’ordinateur pour déplacer en un clic des montagnes d’argent contaminé, mais délinquance pure et simple. Ce roman de Siti n’est pas un traité d’économie financière. C’est un roman noir où la loi a cessé d’exister, où la valeur d’échange est le seul critère accepté, où les femmes sont des escort girls et rien d’autre, les hommes des violeurs, les magiciens de la finance des héritiers des clans de Cosa Nostra, sans les tueries « mélodramatiques » de l’ancienne Mafia, mais avec la même arrogance homicide, impitoyable, bestiale.
C’est un Walter Siti très différent de celui des romans Troppi paradisi (Trop de paradis) et Il contagio (La contagion) qui se révèle ici. Le sexe, l’obsession sexuelle, la fixation érotique mêlés à la géographie des nouvelles banlieues romaines humainement dévastées, tout cela est désormais relégué à l’arrière-plan. L’obsession ici, c’est l’argent. Et l’esprit de revanche. Et la cruauté. On assiste dans les pages de ce roman à l’une des scènes de viol de mineure les plus épouvantables et les plus insoutenables jamais imaginées en littérature et au cinéma. Mais ce n’est pas l’obsession sexuelle, même dans ses aspects les plus abjects, qui est en cause ; c’est plutôt le fait que l’humanité soit rabaissée au rang de moyen pour faire face aux dettes assassines. La toxicité des titres bancaires, le mécanisme par lequel les revenus criminels circulent jusqu’à faire partie intégrante du budget de l’État, estropie l’humanité à un point inimaginable. Parfois, bien qu’avec un style très différent, Siti semble l’émule de Curzio Malaparte, qui décrivait dans La Peau (Gallimard, coll. « Folio », 1973) la déchéance absolue d’une condition humaine violentée. Point de salut. Point de rachat. Point d’innocence. Une production massive d’argent sale, de fonds inexistants, d’opérations louches, qui ont désormais étranglé l’économie réelle, les choses concrètes, la valeur d’usage intrinsèque aux biens.
« Résister ne sert à rien »
Si elle était exposée dans un essai scientifique, cette apocalypse anthropologique induite par la financiarisation criminelle de l’économie et de la vie tout entière pourrait être réfutée à l’aide d’arguments rationnellement construits sur des thèses étayées. Le récit du désastre dans lequel nous précipite l’auteur dispense au contraire le lecteur de prendre position. On peut ne pas croire – comme moi – à la dérive criminelle de l’économie, de la finance et de la politique, mais la coloration immonde que donne Siti à ses personnages confère à notre existence sociale une connotation monstrueuse que nous ne pouvons ignorer. On peut se tromper sur l’interprétation d’un phénomène, pas sur le récit qui en est fait. Un récit éploré et inconsolable. Un monde, comme l’exprime le titre du roman de Siti, où « résister ne sert à rien ».
* Article paru dans le Corriere della Sera, extraits.
** Éd. Rizzoli, Milan, 2012. Pas encore traduit en français.
Profil : Dans le sillage de Pasolini
Méconnu en France, Walter Siti, né en 1947 à Modène, est considéré comme l’un des écrivains les plus importants de la littérature contemporaine italienne. Critique littéraire, essayiste, universitaire renommé, il publie son premier roman, Leçons de nu, en 1994. Ce récit autobiographique d’amours homosexuelles dans le microcosme universitaire vient seulement d’être traduit en français et paraîtra le 22 août prochain aux éditions Verdier. À l’époque, le livre fit scandale et divisa la critique en Italie. Walter Siti a publié depuis six autres romans, dans lesquels il fait de l’exploration du désir homosexuel et de l’analyse des mutations sociales ses thèmes de prédilection. Spécialiste de la poésie italienne contemporaine, il a également publié de nombreux essais sur Eugenio Montale, Sandro Penna et Pier Paolo Pasolini, dont il est un expert réputé. On lui doit l’édition des œuvres complètes de Pasolini dans la collection « I Meridiani », l’équivalent italien de la « Bibliothèque de la Pléiade ». Son dernier roman, Resistere non serve a niente, a pour personnage principal Tommaso, un enfant des cités obèse et mathématicien raté qui devient un virtuose de la finance et flirte sans complexes avec la Mafia pour mieux s’enrichir.