La Quinzaine littéraire, 16-30 novembre, par Monique Baccelli
D’un amour l’autre
Remarqué en Italie, le dernier roman de Walter Siti vient d’être traduit en français et récemment présenté par l’auteur au Centre culturel italien de Paris. Son importance vient des sujets d’actualité qu’il aborde et des questions qu’il soulève. Celle qui ne se pose pas, c’est de savoir s’il s’agit d’une fiction pure ou d’une autofiction. L’auteur lui-même « atteste qu’il s’agit d’une autobiographie et non d’un roman ». Une autobiographie où il se présente sous son propre nom, et va jusqu’à appeler également par leurs vrais noms ses collègues et ses amants.
Né en 1947 à Pise, Walter Siti ne semble pas avoir eu une enfance heureuse. Il méprise son père, hait sa mère, l’insulte post mortem, mais il l’a sans cesse présente à l’esprit et lui demande sa protection. Ayant fait des études de lettres à l’École normale supérieure de Pise, il y enseigne. Ses rapports avec ses collègues sont ambigus et minés par de sourdes rivalités. Ce qui n’empêche pas les « profs » de se réunir fréquemment dans leurs foyers respectifs et d’aborder tous les sujets d’actualité. Nous sommes bien renseignés sur ce que furent les années 1980-1990 en Italie. De très longues discussions littéraires et philosophiques animent également ces soirées (on pense à La Montagne magique). Parmi ces couples avec enfants, Walter est le seul homosexuel. « Homosexuel métaphysique », précise-t-il avec raison, car il se pose beaucoup de questions dans tous les domaines possibles (art, humanisme, relativité, modernité, au-delà, espace, temps, etc.) mais jamais sur l’homosexualité, qu’il n’éprouve pas le besoin de justifier. Métaphysique aussi parce que son amour charnel pour les hommes repose sur des théories esthétiques très raffinées : « Le nu masculin est un vin traversé de lumière », « Le nu divin est l’hôte dans un corps, il en émerge comme un rocher du sable ». La beauté de l’homme a rarement été chantée avec autant de conviction.
C’est, au départ, cette soif de beauté qui entraîne Walter dans une inlassable quête de partenaires, où la sexualité est primordiale et la sentimentalité secondaire. Outre de brèves et fréquentes passades (Bruno, Gunther, Amadou…), quelques liaisons sont durables, en particulier celle qui débouche sur la longue cohabitation avec Ruggero, le paysan peintre, peut-être le seul à être vraiment aimé, puisqu’il ne répond pas aux canons parfaits des « culturistes ». Les sentiments que Walter éprouve pour lui participent des deux formes d’amour qu’il définit parfaitement : « il y a deux types d’amour distincts, voire opposés : l’éros et 1’agapè ou caritas. L’éros est désir tension vers le haut, flamme échelle vol flèche, attiré par le sublime et l’absolu […]. La caritas ne s’élève pas mais s’abaisse, elle aime ce qui est sans valeur en raison même de cette absence de valeur : son modèle est l’amour immotivé du Christ pour notre misère. » Or l’amour de Walter pour Ruggero, atteint de sclérose en plaques, relève de la caritas plus que de l’éros. Est-ce une faille dans l’inattaquable dureté du personnage ? La valeur du roman réside dans ces subtilités. Mais peut-on parler de la « joie d’aimer », annoncée en quatrième de couverture ? Dans les amours passagères, il y a plus de jouissance que de vrai bonheur et dans celui-ci peu de jouissance et peu de bonheur.
Tout vient peut-être de ce que Walter, malgré son assurance, son arrogance, n’est pas vraiment bien dans sa peau. Par réaction, il se complaît dans le rôle du mauvais : « Je ne crois pas qu’on puisse poser des limites au vice. » Il subtilise des documents pour compromettre un collègue, vole dans la caisse de la fac pour embêter la secrétaire, étrangle le chat qu’on lui a confié, met « un peu » de mort aux rats près d’une école maternelle, souhaite que l’enfant d’une de ses amies soit mort-né et avoue même avoir indirectement et volontairement tué une inconnue (cardiaque) en lui annonçant par téléphone – pour plaisanter – que son fils venait de mourir d’overdose. Walter Siti, le vrai, l’auteur, se noircit-il par sadisme, par provocation, ou est-il vraiment tel qu’il se décrit littérairement ? Les structuralistes diraient que la question n’est pas là.
En dépit d’indéniables longueurs (les conversations, la retranscription intégrale de conférences, les scènes de lit), il y a une quantité de points positifs dans ce roman. Walter, authentique ou non, sympathique ou non, s’analyse avec lucidité et objectivité. L’actuelle liberté d’expression – celle qui a permis à Catherine Millet de publier ses « mémoires » – fait qu’il peut étudier sans contraintes une forme d’amour dont il fut longtemps difficile de parler. Le lecteur mal informé pourra désormais juger en connaissance de cause. Le documentaire est bien fait.
Toutefois, Siti n’est pas sensible qu’à la beauté du corps humain, il vit en symbiose avec la nature, de préférence une nature modeste, celle qu’aime le paysan Ruggero. Ce qui nous vaut de très belles descriptions de la campagne émilienne. Après la mort du « paysan », le professeur se laisse aller, veut quitter Pise pour Rome, devient obèse et sale, se « clochardise », sans renoncer pour autant à son infatigable quête : « Partout où il y a un bel homme, ma mission est de ramper en embrassant ses traces. » Suit un faux happy end : au cours d’un séjour au Guatemala, Walter rencontre Hochy, élégant tricheur qu’il aime follement mais sans vrai retour. Après une brève vie commune, le Guatémaltèque restera à Rome et l’Italien ira vivre en Somalie. Le métaphysicien est mobile.
Le récit est bien construit, bien écrit (et bien traduit), émaillé de formules à l’emporte-pièce, de métaphores inédites et de poèmes étranges. Un roman qui tour à tour écœure, séduit, révolte, fait réfléchir, mais n’est jamais médiocre. Donc un livre à lire.