Le Magazine littéraire, nº 536, octobre 2013, par Jean-Baptiste Harang
La joute des ajouts
Le narrateur d’Une douleur normale évite de se nommer, mais il arrive qu’on l’interpelle, parfois en déformant son prénom en « Walker » et, une seule fois, par son nom « Siti ». Cela ne suffit pas pour ranger le roman sous la rubrique désolante de l’autofiction. Le dispositif romanesque mis en place pour Douleur normale est bien plus sophistiqué, original et malin : le livre que vous avez entre les mains n’existe pas pour la simple et dramatique raison qu’il a été refusé par l’éditeur. Il s’ouvre sur le chagrin de l’auteur qui, après un premier roman, comptait sur celui-ci pour sublimer l’amour qu’il partage avec Mimmo. Mais, patatras, le texte lui revient douloureusement. Le narrateur décide alors de le reprendre pour un usage privé: une adresse à Mimmo. Sauf que les petits arrangements littéraires avec la vraie vie, nécessaires à la construction romanesque, vont être dénoncés, et l’histoire sera augmentée de nouveaux textes en italique, cette écriture penchée comme une ombre sur le corps d’origine. Mais ces ajouts ne suffisent pas : cette adresse est un texte de rupture, qui doit éloigner Mimmo sans le lester de regrets ni de remords; aussi, le narrateur, d’une troisième plume, dans une police d’écriture plus maigre, s’invente des fautes et des défauts pour noircir son autoportrait. Aux inventions que la littérature pardonne succèdent les mensonges d’un grand amour perdu. Ce dispositif lourd à décrire, est un délice de lecture, il fait partager l’intimité, à la fois innocente et coupable, d’un homme trop intelligent pour croire qu’un amour immense peut guérir de l’égoïsme, de la solitude, du désenchantement et de la conscience de classe. Walter Siti ne rechigne à aucun effet de réel, tant dans l’addiction au sexe de ses personnages, la peur du vieillissement, l’admiration de la beauté, si possible bodybuildée, dans l’indulgence due à la laideur et à l’ignorance, que dans les charges contre les médias, l’intelligentsia et l’argent, ici illustrées par une troublante affaire de trafic d’organes. La lucidité est un antidote efficace contre le bonheur, et Walter Siti nous résigne avec sa malice pessimiste à cette Douleur normale, magnifiquement traduite.
Peut-on juger la qualité d’une traduction sans connaître la langue originelle? Non. On peut toutefois éprouver le sentiment qu’un livre est bien traduit lorsqu’on oublie qu’il vient d’une autre langue, quand le texte français proposé coule de la plume d’un écrivain et que cet écrivain se confond avec l’auteur du texte. Martine Segonds-Bauer réussit ce miracle de disparaître derrière sa propre et belle langue au nom de celle de Walter Siti. Un miracle fragile, puisqu’il a fallu trouver des équivalences que le français ne connaît pas aux différents dialectes qui enrichissent l’italien, des tours de force pour garder ou non les expressions en langue étrangère, et un poète (Martin Rueff) pour mettre en français les vers sibyllins de l’écrivain.