Le Monde des livres, 23 novembre 2012, par Cécile Dutheil de la Rochère

Walter Siti, poète du scabreux et du lyrique

Traduit pour la première fois en français, l’écrivain italien publie l’insolite et insolent Leçons de nu.

Ignoré, Walter Siti ? Pas en Italie, en tout cas, où il est une référence parmi les jeunes écrivains contemporains. Né en 1947, il fut Professeur de littérature à Pise, l’institution qu’il moque dans Leçons de nu, son premier roman ; il est aujourd’hui critique littéraire et éditeur des œuvres complètes de Pier Paolo Pasolini chez Mondadori. Il parle un français presque parfait en vous observant avec calme et malice.

Il aura donc fallu attendre près de vingt ans pour que soit publié en France Leçons de nu, un livre dense, insolite, insolent, souvent éblouissant, parfois déroutant, un antiroman absolu – le premier d’une trilogie en cours de traduction aux éditions Verdier. « Je ne supporte pas qu’on mette les points sur les « i », toute forme qui apparaît doit toujours être prête à se transformer en une autre », affirme son narrateur, Walter, qui glose sur Leopardi, le poète qui porta le mélange des genres à l’incandescence. Ainsi se métamorphosent ces Leçons de nu, fuyant d’un genre à l’autre, juxtaposant des souvenirs d’enfance, des dialogues graves, grotesques ou gratuits, des entrées de journal, des fragments de monologue intérieur, des portraits implacables – Fausta, « la seule femme que j’ai vue nue (ses poignets sentent l’eau de Javel) », ou le Chien, universitaire et prévaricateur – et deux filaments d’intrigue.

Car l’arrière-plan de Leçons de nu tient du roman politique : Walter et ses collègues discutent sans fin de littérature et d’argent, et la corruption couve – une opération de détournement d’argent « destinée à « augmenter le poids spécifique des partisans d’Andreotti » ». Affleure alors le tableau d’un pays prêt à basculer des pots-de-vin de la Démocratie chrétienne finissante à ceux de la nouvelle démocratie tapageuse. Le premier plan est un roman d’amour homosexuel, qui frôle la pornographie pour la renverser et la prolonger en une réflexion métaphysique libre et aléatoire. Walter est fasciné, subjugué par la perfection du corps des culturistes, et chaque description méticuleuse d’organe, chaque gros plan est aussitôt brisé, « soulevé, magnétisé ».

La dimension la plus saisissante du roman de Siti est dans ces instants de poésie, ces irruptions du hasard au cœur d’embryons de scènes érotiques vers que l’écrivain glisse dans les plis d’une prose çà et là faussement triviale, magnifiquement traduite en français. « Le crépuscule s’étire longuement derrière la grange comme un lombric sous basse pression. Rug Ruggero déboutonne ma braguette tandis qu’un passereau vient becqueter entre nos pieds : de la baignoire émerge l’aile putréfiée d’un pigeon mort. »

« Purpurines dorées »

Dans tout le roman volent des oiseaux, des merles, des mouettes, des étourneaux, des « hirondelles qui passent en flèche comme des couteaux derrière la vitre », des faucons « pilotés par leur instinct de prédateurs ». Sans doute parce que « l’Éros est désir, tension vers le haut, échelle vol flèche », écrit Siti, qui emprunte son titre original, Scuola di nudo, aux académies des beaux-arts où l’on apprend à dessiner le nu. L’image est sûrement la clé la plus ajustée pour entrer dans son œuvre : « Avec un éclairage puissant, on peut distinguer des détails extraordinaires, purpurines dorées, sable, scintillements d’azur du Trecento et tremblés au crayon. » Leçons de nu brille de ce talent-là, qui en fait une œuvre à la fois abstraite et crue, étouffée et prolixe, érudite et irrévérencieuse, d’autant plus féroce sur notre âge qu’elle semble à mille lieues de l’air du temps.