Têtu, janvier 2013, par Édouard Louis
Walter Siti, du corps à l’ouvrage
Auteur et critique littéraire renommé en Italie, Walter Siti a été reconnu comme un écrivain important dès son premier roman, Leçons de nu, paru en 1994. Il n’avait jusqu’alors jamais été traduit en France : c’est désormais chose faite chez Verdier qui, ajoutant son nom à ceux de Bergounioux, Riboulet ou Bouanani, confirme son statut de maison d’édition audacieuse. On découvrira qui est Walter Siti dans Leçons de nu, livre largement autobiographique. Siti, dès les premières années de sa vie, est fasciné par le corps masculin. Enfant, il trouve le moyen d’admirer régulièrement ces corps qui le troublent. « Quand j’étais petit, j’avais déchaussé une brique dans la paroi entre la cave et la laverie, où les hommes qui travaillaient dans la cour venaient prendre leur douche ; sous un prétexte quelconque je quittais la table, entrais dans la cave et déplaçais la brique. » Toute sa vie, il continuera à inventer des subterfuges pour pouvoir, au moins quelques instants, capter ces images de nus masculins, de « pectoraux robustes », de « cuisses fortes ».
Les anecdotes ne manquent pas dans l’ouvrage de Siti, racontées avec beaucoup d’humour et un style inimitable. On pense à ce jour où il parvient à faire croire à un colonel de l’armée qu’il est chercheur en anthropométrie, et à faire déshabiller un à un tous les militaires du régiment pour prendre leurs mensurations. Siti, universitaire et immense spécialiste de Pasolini est aussi un grand consommateur de films pornographiques. Leçons de nu, reconstituant le mouvement de la mémoire, évoque par fragments les souvenirs des corps et la fièvre qu’ils provoquent chez l’auteur. Le livre, à sa sortie, a été présenté comme tableau de l’Italie des années 1980 : celle de la marchandisation des corps, de la pornographie, de l’individualisme, comme si Walter Siti cherchait a dénoncer ces réalités. On pourrait, en fait affirmer tout à fait le contraire. Chez Siti comme dans Avec Bastien de Riboulet les images pornographiques ouvrent la porte aux fantasmes, aux rêves et à l’imagination. Chez lui, ce qu’habituellement on dénonce comme le culte ou l’uniformisation des corps est synonyme d’une prolifération de la beauté et de toute la poésie qui en émane. Quant à l’uniformisation apparente, elle ne fait qu’accroître le plaisir de la découverte des particularités de chacun. Les moments qu’il partage quand il couche avec des inconnus constituent des contre-espaces de liberté à la médiocrité du monde universitaire. Et si ses pratiques posent parfois problème, ce n’est pas directement à cause des dites pratiques, mais bien à cause de la société qui les juge.
Dans Leçons de nu, à rebours des discours perpétuellement professés, le problème n’est pas l’individualisme, la rupture de communication ou le manque d’altérité. Au contraire, le problème est ici un trop-plein d’altérité : un trop-plein de ces autres qui reprochent son mode de vie à l’auteur, de ses étudiants qui divulguent ce qu’il fait dans l’université ou, bien sûr, de sa mère qui le traite de tapette. Le très beau livre de Walter Siti appelle à s’affirmer contre la norme incarnée par les Autres.