Transfuge, novembre 2012, entretien
« Je constate une homosexualisation de l’Occident »
Propos recueillis par Sophie Pujas
Traduit pour la première fois en France, le pasolinien Walter Siti livre Leçons de nu. Corrosif et sensuel, il vise la société de consommation des années 80 au cœur. Bodybuildé.
« Le cœur en tumulte et les yeux pleins de merveille », Walter, un universitaire, est hanté par la beauté des hommes. Il décide d’écrire le livre de cette obsession. Dans Leçons de nu, autofiction ironique et brillante, l’Italien Walter Siti met en scène une version alternative de lui-même, avec force et âpreté. Né en 1947, il est l’auteur d’une œuvre vaste, mais il est traduit en français pour la première fois, avec ce roman publié en Italie en 1994. Dans une langue hypnotique, il livre la chronique d’une passion, entre éblouissement et détresse, et célèbre la brûlure du désir et la splendeur des corps – de préférence bodybuildés. Il célèbre ces dieux du hasard qui président aux rencontres érotiques. « Son corps (sans qu’il le sache) donne des ordres tellement absolus qu’il faut mentir pour être à la hauteur ; ses pectoraux méritent que le ciel soit toujours serein ; que les histoires soient toujours intéressantes ; que je sois toujours parfait : tout signe de médiocrité ferait s’effondrer la terre sous nos pieds. La sensualité est ici un absolu et la langue du désir porte en elle une métaphysique des corps. On pense à Pasolini, dont Walter Siti a présidé à l’édition des œuvres complètes, pour l’art de mêler crudité et poésie pure, incandescente. Chez Walter Ski, l’amour physique permet d’accéder au mystère des choses. Seul ce qui est inconnu peut devenir (pour un instant) ce que l’on connaît de toujours.
Dans le même temps, l’écrivain décrit avec une verve corrosive les années 80, où la société de consommation s’approprie jusqu’aux chairs. Les années de la montée du sida, auquel est confronté le narrateur. Mais aussi des dictatures d’Amérique latine, de la guerre d’Irak… Roman métaphysique, récit d’une éducation charnelle et spirituelle, chronique aux accents de moraliste, Leçons de nu brasse ces différentes dimensions avec grâce, et une attention aiguë à l’ordre du monde. Il faut demander aux choses comment elles s’appellent et prendre le temps d’écouter la réponse. Un livre d’une beauté féroce.
Vouliez-vous faire le portrait d’une époque ?
Mon roman est un miroir qui déforme. Je cherche plutôt un effet de trompe-l’œil. Le réalisme est une chose délicate à manier. Parce qu’il n’est qu’une technique, pas un reflet exact des choses. On n’a que des mots à disposition, et on obtient une impression de réel, pour faire croire que ce qu’on raconte est vrai. Mais il y a beaucoup de visions, de rêve dans ce que j’écris.
Pourtant, vous retracez aussi, avec beaucoup de précision, la montée d’une obsession consumériste pour le sexe…
J’ai commencé ce livre en 1980 pour le terminer en 1994. Les années 80 en Italie, c’était la saison du désir. Quand j’ai commencé, je pensais seulement exprimer mes désirs personnels, que je voyais alors comme monstrueux. Non parce qu’ils étaient des désirs homosexuels, mais parce qu’ils portaient sur des corps mythifiés, exagérés, qui étaient ceux des bodybuilders. Pour me moquer de moi-même, je me disais que j’écrivais un bodybildungsroman ! Je devais le faire, même si ça devait m’apporter quelque mépris parmi mes collègues de l’Université, parce que sinon j’étouffais. Je devais parler de ce qui m’intéressait vraiment et pas seulement de la culture qui m’avait nourri jusque-là. Mais j’ai compris en écrivant que ma folie privée ne l’était pas tant. En Italie, à ce moment-là, cette hypertrophie du désir affectait un peu toute la Nation. J’étais sans doute plus typique que je ne l’avais cru. Après les années 90, cette exagération du désir a pris le pouvoir en Italie, pour devenir sordide. Dans mes livres, j’ai raconté la dérive du désir dans la consommation, le désir des corps comme marchandises.
Mais pourquoi vous intéresser à la dimension sacrée du désir ?
À vrai dire, je savais que c’était un peu dérisoire. Je parlais des corps monstrueux des bodybuilders comme si c’était les femmes de la poésie courtoise, quelque chose qui aurait mené vers Dieu. Mais c’était la seule manière de marquer ma différence par rapport à l’usage économique des corps comme marchandise. Même dans l’emphase de la société de consommation, il y a quelque chose de sacré qui a été refoulé et revient un peu comme un cauchemar. Il y a quelque chose d’irrationnel dans le culte que nous avons pour la marchandise. Sinon, pourquoi aurions-nous tellement besoin de choses qui ne nous servent pas ? La valeur d’échange est beaucoup plus forte que la valeur d’usage. Il y a là quelque chose de sacré, mais déformé, devenu fossile. C’est Marx qui parlait de la marchandise comme fétiche. Le fétiche, évidemment, est une allusion au sacré. Je suis un moraliste. Je suis furieux quand je vois des choses précieuses traitées comme quantités négligeables.
Vous avez édité les œuvres de Pasolini. Avez-vous été influencé par son écriture du corps ?
J’ai étudié Pasolini pendant trente ans et je l’ai connu quand j’étais très jeune. C’est le seul écrivain vis-à-vis duquel j’ai éprouvé l’angoisse de l’influence. J’ai essayé toute ma vie de m’éloigner de lui, comme on fait avec les pères, et je ne suis toujours pas libéré de mon rapport d’amour et de haine envers lui. La grande différence, c’est que les corps que j’aimais étaient à l’opposé des corps que désirait Pasolini. Il aimait les corps en tant qu’ils s’opposaient au pouvoir et à la société de consommation. Moi, j’aimais les corps façonnés par cette société. Mais, c’est comme avec un père : tu passes ta vie à t’en éloigner, et un beau jour, tu t’aperçois que tel ou tel geste te vient de lui. Mon travail d’éditeur m’a valu pas mal d’hostilité, parce que Pasolini était une icône pop dont on ne pouvait pas discuter. Or j’ai fait une lecture à contre-courant, j’ai mis en relief certaines hypocrisies de son écriture, et j’ai publié les œuvres inachevées, alors que la critique génétique n’est pas très populaire en Italie. On m’a accusé de violer le monument Pasolini…
Dans votre livre, vous êtes d’ailleurs très ironique sur l’Université…
Plus qu’ironique ! Déjà, quand j’étais professeur à l’Université, dès les années 70, j’avais l’impression que l’enseignement se détachait de la réalité. Mes collègues ne se remettaient pas en question, on enseignait machinalement des choses que les étudiants apprenaient tout aussi machinalement. Si vous voulez ne pas être touché par quelque chose, devenez-en l’expert ! La littérature, l’art, la musique, sont devenus une valeur refuge, qui empêche de regarder le monde – et de plus en plus. Mais la culture devrait faire l’inverse, nous rendre plus conscients !
Votre narrateur est votre double. Vous sentez-vous proche de certains auteurs qui ont pratiqué l’autofiction – comme Houellebecq ?
On ne sait pas si le Walter Siti qui est dans mes livres est vraiment moi ou non. Il l’est à moitié. J’ai un peu inventé l’idée d’autobiographie romancée, en racontant des choses qui ne sont pas arrivées. Je pensais au moi qui dit « je » dans le livre comme à un moi expérimental. C’est après que j’ai appris qu’on appelait ça « autofiction ». En 1982, je ne savais pas que ça existait… Après, je me suis senti un peu frère de certains écrivains à l’étranger, comme Michel Houellebecq, en effet, ou Bret Easton Ellis. Ou encore, en Italie, Domenico Starnone, et pas mal d’auteurs plus jeunes. Je me sens plus contemporain des gens qui ont 40 ans aujourd’hui, que des auteurs de mon âge. Au début, j’écrivais des choses si étranges que je me disais : « Si eux sont des écrivains, alors moi, qu’est-ce que je suis ? »
Vous retracez un parcours très mélancolique…
C’est une éducation à l’envers, l’histoire de quelqu’un qui ne s’intègre pas dans la réalité. Alors que le roman de formation, dans sa forme classique, raconte une intégration. Le personnage principal désire être battu, parce que c’est la seule manière de ne pas être de ce monde. Plus encore que par la mélancolie, j’étais habité par une rage, une rancune très profondes. Je ne sais pas pourquoi. Ce livre a été pour moi une psychanalyse. Il s’agissait de chercher les traces de quelque chose qui avait été effacé en moi, qui me faisait mal à ce moment de ma vie, mais dont je ne pouvais pas discerner les contours.
Mais cette colère n’est-elle pas aussi celle des années de la découverte du sida ?
C’était l’époque, c’est vrai, où l’on commençait à en parler. Dans les années où j’ai commencé à écrire ce livre, je pensais être atteint, mais je n’avais pas le courage de faire le test. Je pensais que c’était un roman d’adieu, qui aurait été mon unique roman. C’est pourquoi j’ai voulu tout y mettre, de manière peut-être excessive : il y a des poèmes, de la politique, des perversions… Je voulais dire tout ce que j’étais avant de mourir – mais enfin, je ne suis pas mort (grand rire) !
Aujourd’hui, l’érotisme est encore transgressif ?
Non, la société a beaucoup évolué, surtout dans son regard sur l’érotisme homosexuel. Quand j’étais jeune, c’était encore très défendu. On vous crachait au visage. C’était difficile, mais précieux aussi, puisque c’était secret. Aujourd’hui, il y a eu un processus heureux de normalisation du désir homosexuel. Je pense même que dans les années 2000, le désir homosexuel, surtout sous la forme du désir de corps musclés, imberbes etc. est devenu un modèle pour l’érotisme en général. Une forme d’homosexualisation de l’Occident ! Par exemple, je suis allé à New York peu après le 11 septembre. Là, de loin, j’ai vu un calendrier intitulé Heroes – des hommes très musclés et à moitié nus. J’ai cru que c’était un calendrier homo, mais en fait c’était un hommage très officiel du maire, Rudy Giuliani, aux pompiers qui avaient sauvé tant de vies ! L’homosexualité était devenue un modèle de désir, y compris dans le fait de beaucoup changer de partenaires. Mais aujourd’hui, les jeunes homosexuels sont devenus conservateurs. On dit en Italie que ce sont les seuls qui croient encore au mariage !