Études, novembre 2006, par Kim-Loan Mayen
Quinze mille pas, c’est la distance que parcourt le narrateur pour se rendre de sa maison à l’étude du notaire Strazzabosco, chargé d’administrer le patrimoine familial depuis la mort des parents. Dans sa tête, pensées et souvenirs se mêlent au rythme d’une marche que l’on sent dictée par une sourde nécessité : nécessité de régler ses comptes avec un passé aussi lourd qu’obsédant (mort des parents, disparition d’une sœur puis d’un frère), nécessité quasi hygiénique de tenir un compte exact du nombre de pas effectués au cours de chaque sortie, pour préserver un équilibre intérieur sans cesse menacé par les agressions de la vie urbaine et par les multiples sollicitations de la mémoire ; nécessité d’en finir avec les affaires de famille pour pouvoir, enfin, commencer à vivre. Le récit entretient constamment l’hésitation : l’hyperlucidité et l’hypersensibilité du narrateur ne sont‑elles pas le symptôme d’une fêlure qui confine à la folie ? Le réel tel qu’il le perçoit n’est‑il pas hanté par les errances d’une imagination qui seule permet d’en affronter la brutalité ? L’enquête qu’il mène, à partir de livres et papiers divers, sur le « jardin secret » de son frère brusquement disparu, n’est-elle pas une tentative désespérée pour se (re)trouver soi‑même, à moins que ce ne soit pour se fuir ? J.‑L. Defromont parvient à rendre, de façon efficace, la singularité d’une écriture nette, presque coupante, qui évoque admirablement la lutte intime entre ordre et désordre d’une subjectivité brouillée ». De cette lutte dont la tension traverse tout le roman, on trouve deux images particulièrement fortes : un autoportrait en forme de triptyque de Francis Bacon, dont les faces distordues exerçaient une fascination sur le frère du narrateur ; une demeure à moitié en ruine au fond d’un parc abandonné, où ce même frère a fait construire une tour improbable et futuriste. Sans jamais donner de clef qui ouvrirait à une lecture univoque de son récit, l’auteur invite plutôt à se laisser conduire et égarer dans les méandres de l’identité personnelle.