La Liberté, 11 novembre 2006, par Alain Faverger
Le révolté et son Italie désolée
Né en 1960, Vitaliano Trevisan est encore chez nous un illustre inconnu. En émule de Beckett, il offre de Vicence et de la Vénétie l’image d’un désert de l’amour où seul triomphe le matérialisme.
Le lecteur francophone est habitué aux écrivains italiens à la langue chatoyante dont le verbe se moule bien dans notre langue : Moravia, Buzzati, Calvino, Tabucchi, voire Barrico. Avec Vitaliano Trevisan, il n’est pas sûr que le message passe si facilement. Voilà un écrivain plus sec et tourmenté qui ne craint pas de mettre la folie et la marginalité au centre du récit. Non pour nous rebuter, mais pour mieux nous introduire dans les failles et les malaises que suscite la vie moderne.
Toute la vision du monde de Vitaliano Trevisan paraît se résumer au microcosme du lieu dont il vient et où il vit, Vicence. Une ville dont il évacue tout charme ou poésie. Le décor du livre rappelle plutôt l’atmosphère insolite et froide de certains films d’Antonioni. Paysages déshumanisés de banlieues, de zones industrielles, de centres commerciaux, d’entrepôts et autres rubans d’autoroutes suspendus dans le vide.
Ainsi un homme parle. C’est Thomas Boschiero, le narrateur de cette histoire. Un type qui passe son temps à classer les papiers de son frère, dont on apprendra qu’il a disparu sans laisser de traces. Thomas a encore une sœur, disparue elle aussi, mais on saura au fil du récit qu’elle, à la différence peut-être du frère, est bel et bien morte. Et le frère en question n’est pas étranger à ce décès, lui qui vouait à sa sœur un attachement excessif, nourri de jalousie à l’égard de tout soupirant qui aurait pu l’approcher.
Thomas, le seul rescapé de cette famille aisée, propriétaire de multiples biens et domaines en Italie et ailleurs, apparaît comme un original et un solitaire enfermé dans ses pensées. Ses parents morts, son frère et sa sœur disparus, il sait qu’il a rendez‑vous chez le notaire, l’ultime corvée qui soldera ses comptes avec sa famille. Il faudra toute la longueur du livre pour que le narrateur se décide enfin à faire les quinze mille pas qui le séparent de l’étude de Maître Strazzabosco.
D’ailleurs Thomas compte les pas qui le mènent d’un lieu à l’autre de ses pérégrinations en ville et dans les alentours. II est à sa façon un arpenteur, mais aussi un homme qui rumine sans cesse, comme enfermé dans le nœud de ses divagations. Très vite on se dit qu’on a affaire à une sorte de fou, de doux cinglé qui se complaît à fustiger le monde et ses contemporains. Mais la folie de Boschiero tient moins de la psychiatrie que de la politique. Elle permet surtout à l’auteur de brosser une satire acerbe du monde d’aujourd’hui.
À travers l’histoire de Thomas, l’homme aux trois valises toujours prêtes pour un improbable départ, c’est à un incroyable réquisitoire en forme de soliloque que nous fait assister Vitaliano Trevisan. Réquisitoire contre les trous de province où l’on suffoque, contre là réalité même, morne et plate, de l’économie. Contre la religion et le traumatisme qu’elle paraît avoir infligé au narrateur depuis l’enfance. Contre les études universitaires, rejetées tant par Thomas que par son frère parce qu’elles « tuaient en nous toute possibilité créatrice ». Dépit encore de l’amoureux éconduit qui s’écrie : « Des femmes, je n’en ai jamais eu ! »
Livre de nihiliste, donc ? Certes, mais où court la bile d’un désenchanté qui aurait l’ironie tranchante des personnages de Beckett plutôt que la hargne des Possédés de Dostoïevski. Car de l’ironie, il y en a dans ce livre. Elle fuse même au détour de maints paragraphes quand le narrateur se moque de l’architecte qui en pinçait pour sa sœur, quand il portraiture deux vieilles de Vicence, dont l’une aux cheveux d’un noir de corbeau, unie à l’autre par une haine inexpiable. Ou quand il fait défiler sous nos yeux la ribambelle des magasins du Corso, un délire de boutiques de fringues et de godasses du dernier chic, miroir de l’hystérie consumériste.
Car malgré les apparences, l’écriture de Trevisan n’a rien de triste ni de morbide. Au contraire, voilà un livre qui réussit la gageure de nous faire rire. Alors même qu’il part de la souffrance morale d’un solitaire à qui il ne reste plus que la dérive de ses propres mots. L’ultime logorrhée d’un rebelle dressé contre l’excès de matérialisme d’une société sans âme. Paru dans sa version originale en 2002, ce roman atypique avait alors obtenu le Prix de la revue Lo straniero. Sa causticité devrait lui permettre de trouver d’autres lecteurs de ce côté-ci des Alpes.