La Liberté, 13 novembre 2010, par Laurence de Coulon
Accepter d’entrer dans un triple monde non clos
Antoine Volodine. Il publie trois romans sous trois noms différents. Tous baignent dans l’univers extrêmement original qu’il construit livre après livre.
Signés Lutz Bassmann, Manuela Draeger et Antoine Volodine, Les aigles puent, Onze rêves de suie et Écrivains racontent tous les luttes perdues d’avance de personnages étranges, appartenant à des ethnies inconnues et dont l’humanité est sans cesse remise en question. Nommés notamment « hominidés » ou « vertébrés doués de langage » de façon à mettre en doute leur appartenance à l’espèce humaine, ces personnages marchent sur une Terre ruinée par les guerres et les exterminations, dans un futur incertain.
En plus d’appartenir à une catégorie douteuse, les créatures de ces trois romans teintés de mystique tibétaine sont parfois vivantes, parfois mortes. Il leur arrive de transiter par une zone complètement sombre avant de renaître éventuellement à moins de s’y perdre pour le reste de l’éternité. Cette acceptation de la réincarnation rend poreuse la frontière entre la vie et la mort, mais rappelle aussi la vérité pessimiste selon laquelle tout être vivant est également un mort en sursis. Autre frontière perméable, celle de la réalité : les enfants de Onze rêves de suie se transforment-ils réellement en cormorans lors de l’incendie dans lequel ils sont piégés, ou rêvent-ils ?
Dans ces eaux troubles, une chose est claire : les personnages de Volodine se trouvent du côté des perdants. Enfermés dans des ghettos ou des camps, pauvres, opprimés, ils n’ont que le choix de la révolte, comme Gordon Koum qui assassine le directeur de son camp au nom du Parti dans Les Aigles puent, ou les enfants de Onze rêves de suie, qui tentent de voler les armes d’un arsenal abandonné lors d’une manifestation baptisée non sans humour bolcho pride. Dans cet univers hanté par les catastrophes du 20e siècle, les « sous-hommes » risquent l’extermination et les gueux ne rêvent que de l’avènement de la révolution mondiale. Ces vaincus souffrent, mais ils ont quelque chose d’héroïque, et ce sont eux qui parlent, non leurs ennemis nantis, même si Onze rêves de suie souligne ici la contradiction de leurs aspirations : « Des slogans pour la suppression du monde des camps et la construction immédiate d’un univers où nos ennemis péricliteraient dans des camps jusqu’à leur extinction définitive. »
Pour comprendre comment lire ces romans troublants, nous pourrions nous inspirer du commentaire suivant, à propos de l’œuvre d’un des auteurs fictifs d’Écrivains : « Le monde mis en place par la narration ne renvoie qu’à lui-même… Il faut l’admettre comme tel et non y voir une description décalée du nôtre. » Mais à l’intérieur du monde d’Antoine Volodine, même s’ils peuvent tout à fait être lus séparément, ses livres se répondent et s’expliquent les uns les autres. Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, par exemple, théorise ce courant et crée les personnages d’écrivains incarcérés de Manuela Draeger et de Lutz Bassmann. Ainsi, ce monde ne reste pas complètement clos : en signant Lutz Bassmann et Manuela Draeger, Antoine Volodine fait surgir des personnages fictifs dans la réalité. Par conséquent, faire paraître ces trois titres en même temps n’est pas un vulgaire coup de publicité, mais bien une façon pertinente de montrer l’originalité et la cohérence de l’œuvre de l’auteur.
Une œuvre où se plonger, un monde à « admettre comme tel », avec ses personnages étranges, mais attachants également, comme les orphelins de Onze rêves de suie à qui Mémé Holgolde, convaincue par le déclenchement inévitable de la révolution mondiale, raconte l’histoire d’une éléphante qui renaît jusqu’à la fin du monde. Des romans qui demandent au lecteur de baisser sa garde pour apprécier leur poésie. Ou goûter à leur humour noir, comme Écrivains où un auteur se fait tabasser par deux codétenus fous furieux dans un asile psychiatrique, et où les remerciements interminables d’un autre mentionnent le jardinier qui a eu la présence d’esprit de retenir le mari d’une femme avec qui il « échangeait les propos intimes qui allaient ensuite enrichir les premières pages » de son livre. Enfin, dans Les Aigles puent, on peut apprécier l’héroïsme désespéré d’un homme qui va à la recherche de sa compagne et de ses enfants sous les décombres empoisonnées de son ghetto après un bombardement.