La Quinzaine littéraire, 1er-15 novembre 2006, par Monique Baccelli
Compter sur ses pas
Après avoir lu les toutes premières pages, denses, sans alinéas, du roman de Trevisan, le lecteur se demande s’il va pouvoir suivre très longtemps le narrateur : un personnage apparemment grincheux, névrosé, dont la principale activité est celle‑ci : « Durant toutes ces années, au cours de tous les déplacements que j’ai effectués, de la maison au tabac (791 p.), de la maison au magasin d’alimentation (1 851 p.) et cetera, le calcul du nombre de pas, toujours scrupuleusement comptés, et par la suite notés dans un carnet à cet effet que j’ai toujours sur moi, pendant le voyage d’aller puis pendant le voyage de retour, n’a jamais concordé. » Rien de bien passionnant.
Or il s’avère que le maniaque en question réussit sans doute à penser tout en comptant ses pas, ou cesse par moments de les compter. Les raisonnements qu’il développe alors sont d’une subtilité et d’une bizarrerie peu communes : paradoxes, démonstrations irréfutables, ou absurdes, « Irai‑je dans un pays chaud ou bien dans un pays froid ? – si chaud, alors vêtements légers, si froids, vêtements épais –, et ceci et cela, si ceci alors cela, mais si cela alors ceci, ou bien rien d’autre », énumérations vertigineuses « Gestion du territoire, exploitation du territoire, abus du territoire, sodomisation du territoire » et escalades verbales. « Entièrement inutile l’essai, entièrement inutile l’idée de l’essai, et dénué de sens l’essai et inutile l’idée de l’essai. Idées inutiles et produits inutiles de ces idées dénuées de sens. » Le tout d’une logique qui frise la folie, ou inversement.
Cependant le roman ne se réduit pas à ces prouesses verbales, car tout en comptant ses pas, le narrateur aborde sous un angle plutôt pessimiste tous les grands thèmes : l’amour, la mort, la religion, qu’il déteste, la vie quotidienne, et surtout la vie en province, qu’il exècre. Écœuré par le vide de son existence, il rêve de longs voyages mais ne dépasse jamais les faubourgs de Vicenze. Ses réflexions s’inscrivent dans un flot continu de pensées (d’où l’absence d’alinéas) dans lequel viennent peu à peu s’insérer les souvenirs qui constituent son passé : une famille de la bourgeoisie aisée, trois orphelins. La mère a été fauchée par une voiture en descendant d’un bus ; le père est – peut-être – mort de chagrin quelques mois plus tard. Le frère du narrateur (les personnages n’ont pas de prénom) ne leur pardonnera jamais de les avoir abandonnés. La sœur aînée fait tout pour remplacer les disparus, mais elle le fait si bien que « le frère » finit par nourrir à son égard des sentiments quasiment incestueux et s’oppose de toutes ses forces à son mariage.
Dans la famille personne ne travaille. La sœur joue du piano, le narrateur élabore depuis des années un essai sur le suicide par pendaison, et le frère une monographie sur Francis Bacon. Rien de bien gai dans tout cela. Partant de ces données tout va se compliquer : la sœur meurt dans des circonstances bien particulières, et le frère disparaît. Intervient alors ce qui est presque le quatrième personnage du roman : la belle demeure de la Commenda, abandonnée, une ruine mystérieuse et envoûtante « Les fenêtres de l’étage inférieur aussi, remarquai‑je, avaient les volets grands ouverts, et par l’une d’elle, à gauche de la porte, s’étaient faufilées les branches d’un arbre, provenant de l’intérieur, pensai‑je horrifié. » Le « frère » en la restaurant secrètement, de façon géniale ou délirante, en fera le chef-d’œuvre de sa vie : c’est la maison dans le parc dans la maison, qui permet au narrateur de révéler ses qualités poétiques. Le fait de compter ses pas ne l’empêche donc pas de manifester de multiples aptitudes. Ultime revirement : le narrateur dont on apprend enfin qu’il s’appelle Boschiero, décide de se rendre en Amazonie, dans une scierie qui fait partie des nombreuses propriétés de la famille. Avant de partir il veut mettre ses affaires en ordre et à cette occasion le notaire de la famille lui fait une révélation stupéfiante. Tout bascule. Les souvenirs égrenés tout au long du récit ne sont-ils que les élucubrations d’un fou, pourtant éminemment logique, sont-ils réels ? Au lecteur de conclure. Toujours est‑il que ce roman, bien écrit et bien traduit, s’inscrit dans la veine italienne la plus novatrice de ces dernières années. Il n’a pas d’équivalent dans la production française actuelle.