La Quinzaine littéraire, 1er septembre 2010, par Claire Richard
Trois auteurs, trois livres. Mais trois modulations d’une même voix, trois entrées sur un monde unique. Y plonger est une expérience de lecture sans équivalent, qui conjugue l’onirique et le politique, le lyrisme de la défaite et l’humour du désastre. Et vous laisse hanté, convaincu que l’œuvre qui s’édifie de livre en livre, de nom en nom, est l’une des plus fascinantes de la littérature contemporaine.
Que ce soit par Les aigles puent, Onze Rêves de suie ou Écrivains, peu importe : le monde dans lequel vous entrez est noir, couleur de cendres et de décombres. L’air est rare. Vous passez dans des ghettos, dans des camps, dans des hôpitaux psychiatriques, dans des prisons. Parfois vous sentez un souffle vous balayer le visage, et vous êtes brusquement sur une steppe mongole, les herbes hautes vous caressent les genoux, le ciel est à perte de vue. Mais, très vite, vous retournez dans une cellule, au bord d’un canal aux eaux lourdes, dans une chambre sordide perdue dans un immeuble désert. Vous glissez d’espace en espace, abandonnant la logique rationnelle, vous en remettant aux principes cachés de cet univers étrange.
Dans Onze Rêves de suie, vous assistez à une « Bolcho Pride » dans le ghetto. Le petit lmayo Özbeg court sous une pluie de bombes pour sauver son amie Rita tombée en transe. C’est un Ybür, un Untermensch, et une pancarte qu’il porte dans le dos autorise quiconque à l’abattre. La Mémé Holgolde tire d’auspicieux présages qui annoncent pour dans deux siècles l’ère de l’égalité générale et du bonheur universel. Tout fait signe vers les souvenirs du siècle, les camps, les cortèges, les défaites, les atrocités comme les explosions de liberté. Vous croyez reconnaître, mais chaque fois le référent historique précis se dérobe. La fiction suggère le sens mais le refuse – moteur même du désir, vous êtes happée. Pourtant, on vous prévient : « Contrairement aux romans d’anticipation, ce livre n’abonde pas en métaphores offertes au lecteur pour un décryptage sans peine. Les équivalences et les analogies existent, mais il s’agit plus de coïncidences que de correspondances voulues, et le monde mis en place par la narration ne renvoie qu’à lui-même. Il est clos, fabriqué avec une réalité familière, tellement distordue qu’elle n’est plus transposable. Il faut l’admettre comme tel et non y voir une description décalée du nôtre » (Écrivains). Du coup, vous vous défaites peu à peu de vos réflexes, vous cessez de vouloir interpénétrer. Vous acceptez la logique de ce monde, où vous croisez des commissaires du peuple, des chamanes, des éléphantes philosophes et des grands-mères pluricentenaires qui sentent le lait caillé et veillent de peur de rater le réveil de la révolution mondiale – où la chronologie est fantaisiste et absurde, où le rêve et la réalité sont mis sur le même pied. Et vous riez aussi, car « l’humour du désastre » est souvent burlesque et très drôle.
Vous écoutez la voix post-exotique. Ceux qui la portent sont multiples : ils ont pour noms Maria Clementi, Yasar Tarchalski, Mathias Olbane, Maria Trois-Cent-Treize, Maryama Adougaï, Rita Mirvrakis, Imayo Özbeg, Gordon Koum, Benny Magadane, par exemple. Pour eux, la parole est survie, lien, fidélité. Vous écoutez leurs litanies pour ne pas oublier les morts : « Ton nom Imayo Özbeg. Tu es en train de brûler. Je vais à toi. Ta mémoire coule à l’extérieur de tes yeux. Mes souvenirs sont les tiens » (Onze Rêves de suie). Des slogans absurdes contre « la réalité horrible, la réalité dangereuse et horrible que fabriquent les autres ». Et des interludes, des contes sans queue ni tête, des explosions poétiques, des transes.
Ces voix suscitent des images qui vous fascinent. Un écrivain russe presque analphabète récite à des marionnettes faites de clous et de chiffons la liste des fusillés du polygone de Boutovo, entre 1937 et 1938. Marta l’éléphante qui glisse de vie en vie, d’espace terrible en espace vide, assiste un matin à la fin du monde, le jour où « le tissu du monde se défait » dans une grande luminescence rouge et paisible. Un vieil Ybür en transe prédit à un enfant sa mort au milieu de flammes aux couleurs inconnues, « mandre camphrée, mizériane claire, lamire éblouissante… »
Vous sentez qu’interpréter ces images serait les appauvrir de façon impardonnable. « L’image parle d’une voix sourde. Elle dit des choses d’une voix continue et sans verbe », murmure Maria Trois-Cent-Treize dans Écrivains. Vous l’écoutez. Ces images vous fascinent. Certaines vous hantent. Un silence complet s’est fait en vous maintenant, dans lequel résonnent les phrases étranges, les images puissantes au sens suspendu. Vous les emportez avec vous quand vous refermez le livre. Vous aurez du mal à quitter le monde post-exotique.
Peu d’écrivains ont créé un monde fictionnel aussi personnel et aussi puissant que celui de Volodine. Depuis ses premiers romans, il y a plus de vingt ans, il creuse et déplie ces contrées oniriques, terribles, poétiques et politiques. À bien des égards, son entreprise littéraire est fascinante.
Elle a d’abord ceci de frappant qu’elle est l’une de celle qui affronte le plus directement notre moment historique et politique (entendu pour lui comme défaite des projets révolutionnaires du siècle), avec toutes les ressources de la littérature, de la fiction et de l’imaginaire. Certes, la défaite est un thème récurrent de ses fictions. Mais bien plus : toutes les caractéristiques, les coordonnées de cet univers imaginaire, découlent de ce diagnostic historique. Ainsi le temps y est statique, ou circulaire, car l’échec du projet révolutionnaire fait disparaître le temps linéaire et orienté. La fiction est toujours explicitement un mode de protection pour les narrateurs (contre la mort, l’oubli, la violence atroce, le règne des « maîtres »). Elle découle donc de la défaite. Par ailleurs, l’onirisme général tient beaucoup aussi à l’absence de réelle mort, dans la plupart des cas. La mort disparaît, tout comme l’existence même de ce monde fictionnel assure une forme de persistance, de non-disparition, du rêve révolutionnaire, si déglingué soit-il, et de ses rêveurs.
La cohérence fictionnelle de cet univers est remarquable. Quiconque lit en regard les trois livres de cette rentrée, s’aperçoit bien de la puissance et de l’unité de l’imaginaire qui s’y déploie, malgré trois directions un peu différentes. Volodine puise pourtant à des imaginaires a priori difficilement conciliables : la littérature soviétique, le bouddhisme tibétain, le surréalisme, la littérature concentrationnaire, l’Asie centrale et les rites chamaniques. Pour écrire une « littérature imaginaire, venue de l’ailleurs et allant vers l’ailleurs, une littérature qui revendique son statut d’étrangeté et d’étrangéité, qui revendique sa singularité et qui refuse toute appartenance à une littérature nationale et clairement nommable ».
Extériorité marquée, volonté d’être non assignable : pour s’en assurer, le post-exotisme s’est fait dispositif. La démultiplication des pseudonymes en est un aspect. Dans la fiction apparaît déjà le motif de la « communauté de narrateurs post-exotiques », liés les uns aux autres indéfectiblement, et partageant une voix commune, aux modulations différentes. Le post-exotisme est une « fiction polyphonique ». Depuis quelques années, Volodine fait exister cette communauté hors des limites de la fiction. Manuela Draeger, Lutz Bassmann, de personnages deviennent auteurs (à L’École des loisirs pour Draeger, chez Verdier pour Bassmann). Volodine lui-même (dont le pseudonyme vient de Volodia, diminutif du prénom de Lénine et de Maïakovski, pour faire la liaison entre politique et poétique) dit : « Lutz Bassmann, Manuela Draeger et Elli Kronauer écrivent des livres. Antoine Volodine également. Je parle au nom d’eux tous, mais je serai toujours le seul à répondre aux questions des journalistes. »
Ceci au nom d’une conception radicale de l’écriture, acte politique et acte de fidélité : « Nous sommes des animaux extrêmement nuisibles, à la violence contagieuse, et pour ne rien arranger, nous ne nous repentons jamais. » Car « Être écrivain ne signifie pas pour nous parader en face des projecteurs ou devant un micro […]. Nous aimons pleurer en face de la beauté. Nous sommes étrangers aux jeux abstraits, à l’hermétisme stérile, à l’absence de passion, à l’absence d’images ».
Laissons-nous glisser dans ce monde. C’est ce qu’on peut souhaiter de mieux peut-être à une époque qui vit déjà avec un imaginaire colonisé.