Le Matricule des anges, octobre 2010, par Thierry Cecille
De guerres lasses
Les voix mêlées d’un auteur pluriel – Antoine Volodine – entonnent une symphonie discordante et funèbre pour un monde chaotique.
Au seuil du troisième millénaire, les rares lecteurs seraient rassemblés en une sorte de confrérie mystérieuse et honnie, hantant des bibliothèques-catacombes et fouillant dans les gravats à la recherche de livres moisis et poussiéreux. L’un d’eux découvrirait, dans une vieille cantine rouillée, une quarantaine de volumes, rassemblés là des siècles auparavant, comme lorsque l’on jette une bouteille à la mer. Les auteurs porteraient des noms différents et quelque peu exotiques – Draeger, Volodine, Bassmann, d’autres encore… – mais ils auraient en commun de décrire un univers bien différent de celui que jusqu’alors on avait cru être celui de ces lointaines décennies qui suivirent l’an 2000, celles du capitalisme victorieux et du paradis consumériste…
Comment cartographier ce territoire indistinct, cet archipel de textes ? Les éditeurs qui se sont comme associés à l’occasion de cette rentrée disent vouloir ainsi rendre hommage à celui qu’ils appellent « l’auteurs » : « tentons, disent-ils, ce mot pour restituer la spécificité de ce qui est en jeu ». Nous n’avons pas affaire, en effet, à un simple jeu sur les pseudonymes ou à « l’hétéronymie » telle qu’elle fut pratiquée par Pessoa. La pluralité des voix inventées par Volodine est au cœur de la thématique même de l’œuvre, elle est un élément clé du dispositif narratif. Nous sommes dans un monde d’après », quelque part dans les décennies ou les siècles à venir, devant nos yeux s’agitent des hommes et des femmes défaits, révoltés et misérables, qui s’acharnèrent à lutter contre les puissants, mais que les guerres, les exils ou les emprisonnements, la torture ou la folie ont épuisés. Cependant ils tentent de résister, de survivre encore, et, pour cela, nombre d’entre eux racontent, chantent, psalmodient des bribes d’histoires, de destins. Ces écrivains différents (et celui qui s’appelle Volodine ne serait que l’un d’entre eux) sont les voix d’un récit collectif, d’une mémoire partagée, les membres d’un chœur qui s’en tient à ce principe : « Pour nous la figure de l’écrivain est celle d’un déguenillé inconnu en train de mourir. Pour nous la figure de l’écrivain est celle d’un insane qui a tout perdu, y compris la possibilité inouïe de se taire. »
Un des défis est donc de parvenir à doter chacune de ces voix d’un ton qui lui soit propre. Le lecteur, en effet, perçoit certaines nuances – et il peut alors avoir ses préférences. D’aucuns apprécieront l’humour noir et âpre de ces biographies esquissées d’« écrivains » que Volodine rassemble : exposés à la tentation du suicide ou torturés par des gardiens pris de folie, ils se réfugient dans les mots qu’ils agencent pour en faire des sortes d’épisodes mythologiques ou symboliques. Certains d’entre eux ressemblent fort à Volodine lui-même : Mathias Olbane, ainsi, avant de devoir subir vingt-six ans de prison pour avoir « assassiné des assassins », a écrit des récits « d’inspiration fantastique ou bizarre, composés dans un style sans brillant mais impeccable » entretenant « une certaine parenté avec le post-exotisme » (une réédition du Port intérieur chez Minuit nous permet justement de nous plonger dans ce post-exotisme). D’autres lecteurs seront sensibles à ces sortes de contes, des « rêves de suie » en effet, flous, drolatiques ou macabres, que nous offre Manuela Draeger : ils apprendront que la « bolcho-pride » annuelle peut parfois mal tourner, que « sept ou huit siècles » après la Révolution russe les « pogromistes » et les « snipers » font la loi et poursuivent les « Ybürs » – et ils écouteront « la Mémé Holgode », une vieille bolchévique, raconter les réincarnations successives d’une éléphante errant dans ce « monde sans issue ». Nous avouerons admirer surtout le pathétique retenu, la méticuleuse écriture du désastre et de la douleur de Lutz Bassmann. Nous voici au milieu de ruines qui rappellent Varsovie, Grozny ou Stalingrad dans Vie et Destin, un survivant ventriloque donne voix aux rares animaux ou aux objets qu’il croise afin, dans des sortes de récits-prières, de rendre hommage à ceux qui sont morts autour de lui. Nous ne pouvons alors échapper à la fascination qu’entretiennent les longues et parfaites descriptions des odeurs des bombes et des cadavres mêlés, du paysage noyé dans un brouillard grisâtre, nous ne pouvons que partager le désespoir de cette « gueusaille » pourchassée, de ces clandestins menacés de crachats et de tabassages ».
La vision politique que proposent ces récits est cependant parfois caricaturale (les « maîtres » survolent en « aéronef » – sic – les « Untermenschen ») et le dispositif narratif pourrait être considéré comme une gageure esthétique. Au-delà, c’est donc la capacité proprement poétique à créer un monde autre, par le souci flaubertien ou simonien du terme propre et du rythme syntaxique, qui emporte notre adhésion.