Le Matricule des anges, septembre 2006, par Jean Laurenti
Penser sans compter
S’efforcer de porter un regard lucide sur le monde, dénouer au péril de sa raison les fils familiaux : les trajets de son personnage et la quête de vérité qu’ils portent sont la matière du récit inquiétant de Vitaliano Trevisan.
Quiconque, par un de ces jours d’ennui qui peuplent le temps de l’enfance, s’est attelé à mesurer avec ses pas une longueur de trottoir en s’astreignant à ne marcher que sur la bordure, sait ce que cette tâche requiert de sérieux et de rigueur. Il sait aussi combien elle est propice au déferlement de la pensée, à une bousculade d’idées et de réflexions qui, prenant prétexte d’une fissure dans le ciment ou d’une fiente de pigeon répandue en étoile, envahissent bientôt la totalité de l’attention de l’oisif qui doit redoubler de vigilance pour ne pas perdre le fil de son projet initial. Aussi, quelque insolite que paraisse au premier abord l’activité quotidienne du personnage central et narrateur de ces Quinze mille pas, elle apparaît au fil du récit dans toute sa cohérence : Thomas Boschiero comptabilise chacun des pas qui lui permettent d’atteindre telle ou telle destination depuis la maison où il vit reclus depuis de nombreuses années. Rien de ludique dans tout ça. La mesure des distances est la seule chose qui le raccroche encore à un monde extérieur auquel non seulement il ne se sent plus appartenir, mais qui lui inspire un mépris et un dégoût profonds. Le centre, le point nodal de toutes ces promenades comptables est donc la vaste demeure familiale, à laquelle, depuis la mort de sa sœur et la disparition de son frère il est comme « enchaîné ». Ce départ brutal du frère « m’a rendu infirme […], je suis paralysé, sinon de corps, certainement d’esprit. […] Ou peut-être ne suis-je pas du tout paralysé mais seulement enchaîné. Je peux marcher et me déplacer dans toutes les directions, mais pas plus loin que ne le permet la chaîne qui m’enserre le cerveau en le paralysant, et dont l’autre extrémité est scellée au seuil de la maison. » Thomas accomplit cette occupation quotidienne avec un soin scrupuleux, en artisan soucieux de la belle ouvrage, presque en artiste : « Je marchais de mon pas cadencé habituel. Ni rapide ni lent. Sans lourdeur, léger. Je comptais mentalement tout en pensant, concentré pour ne pas perdre le rythme ; attentif à maintenir en équilibre, sur le fil d’un temps à quatre-quatre, les trois variables – penser marcher compter – de façon à en faire des constantes. »
À travers ses déplacements, le narrateur se fait l’observateur implacable de la violence que les hommes infligent au paysage, celui de la Vénétie industrieuse – et plus particulièrement de Vicence, métropole provinciale du Nord-Est italien –, tout entière vouée à l’expansion économique, défigurée par elle. Surgit ainsi une image emblématique et obsédante : « L’aile d’un oiseau entièrement déployée par le passage d’un camion, son corps inexorablement écrabouillé sur l’asphalte. » Thomas observe aussi la vie de somnambules que mènent les êtres qui s’activent dans la fourmilière aux réseaux tentaculaires. Vitaliano Trevisan, qui est né en 1960 à Vicence et dont les éditions Verdier proposent ici la première traduction en français (l’éditeur annonce la publication prochaine de Shorts, un recueil de nouvelles), connaît bien cette région où il a toujours vécu et travaillé, dans des domaines divers et longtemps fort éloignés de la littérature. Le récit qu’il propose ici relate l’effort quotidien que produit un être pour résister à toutes les formes d’oppression dont, du fait de sa lucidité et de son hypersensibilité –, il est plus que d’autres conscient. L’éducation bourgeoise et catholique, celle de la famille relayée par l’école, dominée par le sens du devoir, la hantise du péché, la souffrance rédemptrice, est le premier cadre auquel il faudra échapper. Avec la mort prématurée des parents puis la mort/disparition du frère et de la sœur du narrateur, la maison est devenue un sépulcre dont les figures investissent le quotidien du survivant. Comment survivre à ceux qui nous ont abandonnés ? Comment survivre dans un monde devenu inhabitable ? Ici le tragique s’enracine dans l’intime et se déploie dans tout l’espace social. À travers allusions, notes de bas de pages ou séquences narratives, de grandes figures tutélaires traversent le livre et apportent leur éclairage. Vitaliano Trevisan dit ainsi sa dette à l’égard des auteurs et artistes qui nourrissent son travail notamment Samuel Beckett, Thomas Bernhard et Francis Bacon. Soit les gestes dérisoires qu’on accomplit en un rituel quotidien, obsédant, comme rempart dressé face au néant ; le jaillissement d’une pensée affranchie des conditionnements familiaux et sociaux pour dire lucidement l’horreur de ce que l’homme, au quotidien, inflige à l’autre ; le désir d’arracher les masques pour que l’être apparaisse sans le mensonge des postures, dans la vérité intime de toutes les tensions qui le traversent.
Marcher, penser sans compter. Thomas pourra-t-il briser l’ultime chaîne de son aliénation ? En accomplissant les quinze mille pas qui séparent sa maison de l’étude de l’obséquieux notaire Strazzabosco qui l’a convoqué (pour « une obligation à laquelle vous ne pouvez pas vous soustraire »), il obtiendra peut-être la réponse. Laquelle, on s’en doute, aura un prix. Exorbitant.