Le Monde, 15 décembre 2006, par Raphaëlle Rérolle
Vitaliano Trevisan : l’homme qui compte
S’il faut une bonne raison de lire des romans (en dehors du pur plaisir, cela va de soi, et peut-être aussi du désir coupable de s’insinuer dans la vie des autres), alors en voilà une : la possibilité de découvrir – fortuitement, presque toujours – quelque chose de surprenant sur la nature humaine. Sur soi-même. Chance assez rare, il est vrai, mais pas tout à fait inexistante, comme le montre le roman de Vitaliano Trevisan. Parfaitement inconnu des Français (et sans doute de l’immense majorité des Italiens, ses compatriotes), ce quadragénaire natif de la province de Vicence a exercé, nous dit-on, « une quarantaine de professions » avant de se faire connaître comme écrivain. Dieu merci, l’idée lui est venue d’en expérimenter une quarante et unième, celle de romancier, avant qu’il ne soit trop tard. Car son singulier petit livre, tout empreint d’humour noir, fait partie de ces quelques ouvrages qui poussent à voir le monde autrement.
A priori, rien de spectaculaire. Le récit, qui met en scène un narrateur unique, commence bizarrement par une série d’additions : l’homme, on ne connaît pas son nom, nous explique de quelle manière ses calculs ne tombent jamais juste. C’est que l’énergumène compte ses pas. Tous ses pas. Ce qui donne : « De la maison au tabac (791 p.), De la maison à la mairie (930 p.), De la maison au magasin d’alimentation (1 851 p.) et cetera. » Oui, mais voilà, les chiffres obtenus ne concordent jamais. Le nombre des pas « aller » diffère systématiquement de celui des pas « retour ». Car entre les deux, fallait-il s’y attendre, la vie s’est immiscée. « On est constamment dérangés », grommelle le narrateur. Tout, rien, le passant qu’il faut saluer, la maison qui vous rappelle une histoire du passé, le hérisson mort sur la route et vlan ! La comptabilité se casse la figure.
C’est autour de cette dialectique étonnante que se construit le roman de Trevisan. Marchant et marchant encore dans la ville de Vénétie où il vit depuis sa naissance, l’homme qui lutte frénétiquement contre les incohérences de la réalité nous dévoile des faces cachées de cette même réalité.
D’un côté, donc, le caractère complètement obsessionnel du personnage, reflété par le rythme de la prose. Le narrateur se répète, décrit certaines actions avec une minutie exaspérante (une séance de rasage : la marque de la lame, celle de la mousse et le geste exact pour tirer la peau sur le menton), tente de quadriller son environnement, veut faire entrer le monde dans un cadre. La composante spatiale du texte est évidente. Et ce n’est pas un hasard si la profession de géomètre est évoquée avec gourmandise – mesurer l’espace, le diviser, l’ordonner, quel délice ! Tout un vocabulaire pseudo mathématique se glisse en contrebande d’une page à l’autre, surtout quand le narrateur entreprend d’écrire un essai sur les types de suicide dans sa région. Pour ce faire, il s’agit de procéder « à la division en sous-catégories de la catégorie des suicides par pendaison. » Activité vitale, « absolument indispensable », comme la marche à pied. Et pour cause : « Toute distraction peut être fatale. » Autrement dit, l’obsession tente de garantir à la fois contre la vie et contre la mort, deux désordres intolérables.
La mort est déjà là, « sur chaque chose, sur chaque être vivant, sur chaque situation, sur chaque œuvre d’art digne de ce nom », mais la vie l’est aussi et c’est elle que nous montre ce roman. À travers ce locuteur insolite, qui emboîte les souvenirs d’un pseudo-frère dans les siens (ce qui produit quelques enchâssements de discours indirects un peu pesants), c’est le foisonnement de cette inépuisable force du vivant qui s’infiltre dans toutes les failles. Vous voulez l’étouffer ici ? Elle resurgira là, plus vigoureuse encore. Par un jeu entre ce que voit son personnage et ce qu’il refuse de regarder, entre son intérieur et cet extérieur qu’il déteste, Trevisan fait apparaître des contours nouveaux, des questions inhabituelles. Pourquoi les humains parviennent-ils à s’adapter à toutes les situations ? Et si toutes les routes du monde n’en formaient qu’une seule ? Et si les secrets de famille, à commencer par ceux du narrateur, n’étaient pas exactement situés là où on pourrait le croire ? Dans les lithographies de Francis Bacon aperçues par le frère du narrateur, ce sont les déformations du visage qui font apparaître sa vérité. De même, il arrive, de temps en temps, qu’un roman très noir jette une lumière inattendue et finalement pas si désespérée sur un coin d’humanité.