Le Monde des livres, 30 septembre 2010, par Nils C. Ahl
Écrivains, d’Antoine Volodine, Onze Rêves de suie, de Manuela Draeger et Les aigles puent, de Lutz Bassmann : mondes de cendres et de suie
Parfois, le monde suggéré par un écrivain est si proche, si radicalement parent d’un autre, qu’on douterait presque de son indépendance. Certaines écoles littéraires, certains mouvements sont si cohérents, si clairement définis, que leurs différents auteurs se passent volontiers de s’exprimer chacun à leur tour. Gourmand et facétieux, Antoine Volodine, Grand Prix de l’imaginaire en 1987 (Rituel du mépris, Denoël, 1986) et Prix du livre Inter en 2000 (Des Anges mineurs, Seuil, 1999), endosse « sans difficulté » ce rôle de porte-parole pour le « post-exotisme », la chapelle qu’il a créée et qui regroupe ses mille visages. Trois de ses représentants sont publiés à l’occasion de cette rentrée littéraire.
Bien sûr, et sans trahir, précisons que les trois textes sont d’une même main, signant de trois noms différents : Antoine Volodine, Manuela Draeger et Lutz Bassmann. Et comme « l’écrivain existe à partir du moment où ses livres sont livrés au public », ces trois auteurs-là existent, indubitablement. Leur porte-parole hausse d’ailleurs les épaules en souriant : « Ce sont les textes qui comptent, pas leur biographie », avant d’admettre qu’il finit par parler plus souvent du dispositif que des romans eux-mêmes – chose « regrettable » puisque l’une de ses ambitions était de dépasser la figure de l’écrivain. C’est injuste au regard de la qualité de Manuela Draeger et de Lutz Bassmann, mais à tout prendre, c’était prévisible.
Onze Rêves de suie, chronique incendiaire au sens propre d’une farce gauchiste adolescente qui se termine mal, marque une nouvelle étape chez Manuela Draeger. Connue pour une petite dizaine de romans destinés à la jeunesse et publiés à L’école des loisirs entre 2002 et 2009, l’auteur signe là un très beau texte lyrique, indéniablement écrit pour un public plus adulte. La filiation existe cependant entre ce livre et les précédents, « dans sa désinvolture par rapport au réel et une certaine proximité affective entre ses personnages ». Antoine Volodine, très sérieux quant à son rôle de porte-parole, précise : « Souvent, dans ses livres pour la jeunesse, il y a une forme de fusion entre les personnages. À la fin de Onze Rêves de suie, ils entrent physiquement en fusion, ils échangent leurs corps. »
Parfois, le monde suggéré par un écrivain est si proche, si radicalement parent d’un autre, qu’on douterait presque de son indépendance. Certaines écoles littéraires, certains mouvements sont si cohérents, si clairement définis, que leurs différents auteurs se passent volontiers de s’exprimer chacun à leur tour. Gourmand et facétieux, Antoine Volodine, Grand Prix de l’imaginaire en 1987 (Rituel du mépris, Denoël, 1986) et Prix du livre Inter en 2000 (Des Anges mineurs, Seuil, 1999), endosse « sans difficulté » ce rôle de porte-parole pour le « post-exotisme », la chapelle qu’il a créée et qui regroupe ses mille visages. Trois de ses représentants sont publiés à l’occasion de cette rentrée littéraire.
Bien sûr, et sans trahir, précisons que les trois textes sont d’une même main, signant de trois noms différents : Antoine Volodine, Manuela Draeger et Lutz Bassmann. Et comme « l’écrivain existe à partir du moment où ses livres sont livrés au public », ces trois auteurs-là existent, indubitablement. Leur porte-parole hausse d’ailleurs les épaules en souriant : « Ce sont les textes qui comptent, pas leur biographie », avant d’admettre qu’il finit par parler plus souvent du dispositif que des romans eux-mêmes – chose « regrettable » puisque l’une de ses ambitions était de dépasser la figure de l’écrivain. C’est injuste au regard de la qualité de Manuela Draeger et de Lutz Bassmann, mais à tout prendre, c’était prévisible.
Onze Rêves de suie, chronique incendiaire au sens propre d’une farce gauchiste adolescente qui se termine mal, marque une nouvelle étape chez Manuela Draeger. Connue pour une petite dizaine de romans destinés à la jeunesse et publiés à L’école des loisirs entre 2002 et 2009, l’auteur signe là un très beau texte lyrique, indéniablement écrit pour un public plus adulte. La filiation existe cependant entre ce livre et les précédents, « dans sa désinvolture par rapport au réel et une certaine proximité affective entre ses personnages ». Antoine Volodine, très sérieux quant à son rôle de porte-parole, précise : « Souvent, dans ses livres pour la jeunesse, il y a une forme de fusion entre les personnages. À la fin de Onze Rêves de suie, ils entrent physiquement en fusion, ils échangent leurs corps. »
« L’humour des blattes »
Néanmoins, le basculement est évident. Si la façon conserve des traits caractéristiques de la littérature jeunesse, le conte, la tendresse et le merveilleux jouent ici avec la mort, la peur et le souvenir, de manière sensiblement différente. Plus crûment, plus franchement, sans aucun doute. Manuela Draeger nous ferait remarquer que les lecteurs de Onze Rêves de suie sont tout à fait conscients de l’acte de lecture, qu’ils ont « une culture, notamment politique », qui leur permet d’entendre la « nostalgie des mouvements de masse et du bolchevisme des années 1920 ». Même retravaillée dans un monde post-apocalyptique de camps, d’orphelins et de ghetto comme celui-là.
Antoine Volodine ne peut s’empêcher d’intervenir : « Il s’agit de quelque chose qui ne participe pas du tout de sa littérature jeunesse », avant d’ajouter qu’il avait annoncé depuis longtemps cette dimension politique très forte de sa « consœur » dans Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze (Gallimard, 1998). « Rien à voir avec Lutz Bassmann », prévient-il, non sans reconnaître que, là aussi, « tout a été détruit », et qu’il y a « des camps un peu partout ». Dans Les aigles puent (Verdier), le monde est traversé en permanence par des « guerres noires où l’on ne voit pas l’ennemi », les ruines sont « fumantes ». Dans Onze Rêves de suie, la guerre est terminée depuis longtemps.
Par la voix de leur porte-parole, les auteurs post-exotiques insistent cependant sur le peu d’importance d’une datation précise de leurs intrigues. Onze Rêves de suie est une « recherche de mémoire » qui mêle plusieurs voix, alors que les souvenirs du personnage principal des Aigles puent, unique survivant dans une cité dévastée, vont vers les morts pour finalement se taire. Aucune nostalgie d’un passé radieux chez Lutz Bassmann, qui se méfie d’un lyrisme que Manuela Draeger cultive intensivement. Il lui préfère l’humour, celui du désastre ou des survivants, celui de « ceux qui sont en train d’être brisés et détruits ». Une parole d’en dessous, celle des prisonniers et des survivants, qui peut tout se permettre, et même d’en rire. « C’est l’humour des blattes, c’est l’humour mis en scène dans les livres de Volodine », coupe l’intéressé en parlant de lui à la troisième personne.
On ne donne pas la parole aux personnages de tous ces livres, ils la prennent. « Nous sommes les perdants », semblent-ils dire, avec une forme de fierté. « La parole existe parce qu’elle peut être silence », notent les écrivains post-exotiques. Pourtant, plus encore que la parole, ce sont des images que l’on retient de leurs romans – qu’il s’agisse du décor, traversé par le souvenir d’images d’actualités du 20e siècle, ou de l’enchaînement de plans, séquences et montage alternés très cinématographiques. « Les effets de langue ne sont là que pour faire déraper le lecteur vers l’image », convient l’auteur, tout en renvoyant au texte de Maria Trois-Cent-Treize, dans Écrivains (Seuil) d’Antoine Volodine : « Seule, l’image compte. »
Ce troisième livre, signé du porte-parole lui-même, ressemble à un bilan, ou à un mode d’emploi. Son auteur s’en défend en partie : « Il y a une unité très grande, un ciment qui fait roman. » Les écrivains qu’il évoque font œuvre en permanence mais n’écrivent pas – ou, s’ils le font, passent inaperçus, ou ne sont pas publiés. « Je crois que ces portraits successifs créent quelque chose de cohérent et d’homogène, et que c’est suffisant pour que l’on parle de roman. » Sur l’urgence non pas d’écrire des livres, mais de prendre la parole ou de se taire. « Parce que l’adversité qui est une constante est vaincue soit par notre parole, soit par notre silence. »
Une excellente conclusion post-exotique pour l’auteur aux trois signatures, mais dont l’œuvre étend sans cesse son territoire vers d’autres, toujours plus farfelus, noirs et réjouissants.