Les Inrockuptibles, 24 octobre 2006, par Judith Steiner
Un monologue ahurissant qui évoque Beckett et Bernhardt.
Il ne reste plus que lui, Thomas, pour se rendre chez le notaire Strazzabosco, et s’acquitter – c’est le mot – des formalités qui s’imposent, après le « jugement déclaratif de décès » de sa sœur. Dix ans qu’elle avait disparu, huit ans d’absence officialisée, et maintenant, la mort. Car « la disparition, pour être définitive, a besoin de la mort. La mort n’a besoin de rien ni personne. » Thomas, seul depuis la disparition de la soeur et le départ du frère, ivre de solitude et de cette colère qui gronde et monte, en rangs serrés, sur ces ahurissantes 150 pages en spirale. Thomas, le dernier des fous, celui qui a réussi, contre toute attente et toute tentation, à « laisser toujours le suicide et la pensée du suicide derrière moi, toujours et sans cesse le suicide au moins un pas derrière moi ». Et qui les compte, les pas, toujours furieux de leur inexactitude, à l’aller, au retour. Jour après jour, en attendant l’improbable surgissement de son frère, du fond de sa province haïe, la Vénétie, Thomas classe les papiers que ce dernier a laissés (un essai sur Bacon, un autre sur « La Maison dans le parc dans la maison », et des milliers de feuilles éparses), et marche, et pense. C’est cette pensée, circulaire et stratifiée, qu’élabore Trevisan avec une maestria implacable, une rage froide, une « immobilité furibonde », livrant avec ce roman « compte rendu » un texte d’une rare puissance, entre traité philosophique et monologue beckettien, manifeste politique et pamphlet d’esthétique. Une découverte impressionnante, ce Vitaliano Trevisan, 46 ans, dont on sait peu de choses sinon qu’il aurait exercé « une quarantaine de professions fort diverses avant de se révéler au public comme romancier et dramaturge », nous dit l’éditeur, et qui vit précisément à Vicence, « ce fatras catholico-démocratico-artisano-industriel » qu’il décrit tel un purgatoire urbanistique où les âmes s’écrasent dans le silence du vide de la pensée abandonnée. Remonté et drôle, obsessionnel et doué d’un sens du récit (du suspense) qui dépasse la virtuosité de la raison pure, Trevisan évoque, fatalement, Thomas Bernhardt. Dans une version italienne ultracontemporaine, et incrédule vis-à-vis de sa propre parenté. Et qui ressemble à son aîné comme les autoportraits de Bacon figurent le peintre, dans une sorte de fracas intérieur.