Libération, 14 décembre 2006, par Jean-Baptiste Harang
Trevisan à pas comptés
À Vicence, les absents ont toujours raison. Même quand ils ont tort.
De sa maison de la via Dante, à Vicence, jusqu’à l’étude notariale de maître Strazzabosco, il y a quinze mille pas, Thomas Boschiero, le narrateur, les a comptés, un par un, à l’aller comme au retour, c’est très rare de trouver le même compte et si rond à l’aller et au retour, le narrateur est un compteur de pas, ce n’est pas un métier mais une activité qui s’exerce sérieusement. Les Quinze Mille Pas qui donnent au livre son titre, ne disent leur nombre qu’à la page 140, à dix pages de la fin, à cette même page, on apprenait le nom du narrateur, Boschiero, il était temps, et il fallait avoir l’ouïe fine, l’œil affûté, pour attraper au vol de la page 74 son prénom, Thomas, de la bouche même de la vieille Magna bosco quand elle lui dit : « Quand je pense qu’après ma mort c’est eux qui hériteront de tout, ça me donne envie de ne pas mourir du tout. » Le prénom de « Thomas » était bien cité dans la préface, mais elle semblait d’une autre main, on n’en sait rien. Cela n’a guère d’importance, les vrais personnages du livre sont les absents, désignés mais anonymes, ils sont le frère et la sœur, on la retrouvera morte, on l’enterrera au fond du jardin, peut-être, on sèmera du gazon par-dessus, peut-être pas, en tout cas elle est « présumée morte », le frère, lui, on ne le retrouvera pas, on le cherchera, pas à pas, quinze mille pas, mais on ne le trouvera pas. Deux autres absents sont les parents de ces trois-là, les parents morts assez tôt pour faire des orphelins rancuniers.
On sait cela depuis le début, mais on ne le comprend qu’à la fin, tout occupé qu’on est à compter les pas. Pour compter les pas, il ne faut pas perdre le fil, se laisser distraire par des pensées parasites, par un regard accroché au paysage, par un détour, il faut marcher tête baissée et, si un crochet, une déviation s’impose, on sort son bout de craie, on marque l’empreinte du pied gauche (toujours partir du pied gauche) et on écrit le nombre provisoire sur son calepin pour repartir du bon pied, plus tard, après qu’on aura dissipé cette distraction, digéré cet écart. Marcher droit, ne tolérer aucun saut de paragraphe, marcher comme on écrit, de bord à bord, au fil de l’encre, sans se retourner. Notre homme ne sort jamais sans sa craie ni son calepin, et il marche chaussé de rangers de marque Pirelli, millésimés 1968. Tout ce qu’on va découvrir est donc là, dès les premières pages, l’accident de circulation qui faucha la mère en pleine rue, en pleine vie, l’accident circulatoire du père, l’infarctus du chagrin, la sœur assassinée, le corps escamoté, sa disparition déclarée à la préfecture (10 530 pas), et les dix ans à attendre pour la tenir pour morte. Le frère disparu et ses affaires à mettre en ordre, ses notes pour deux livres à écrire, l’un sur Bacon, l’autre sur la Maison dans le parc dans la maison. Alors à quoi bon marcher, à quoi bon écrire puisque tout a été dit. À quoi bon lire ?
Pour ressasser, pour rendre compte de son ressassement, le livre n’est ni roman ni récit, il porte en sous-titre les mots « Un compte rendu ». Il faut rendre compte, surtout si on ne se rend pas compte de tout. Et faire un pas de plus pour ne pas mourir, repousser sa mort d’un pas, c’est le dernier pas qui compte, le dernier que l’on compte, écrire un traité sur le suicide pour ne pas se suicider. Et, puisque les siens sont tous morts ou disparus, il faut se rendre chez le notaire, « avec en tête une idée fixe, une obligation à laquelle on ne peut se soustraire ». On ne peut se soustraire à l’obsession de la mort tout entière contenue dans le blouson de cuir qu’on endosse après qu’on l’eut arraché à un cadavre hongrois. À l’obsession de la corde pour se pendre qu’on accroche dans « la pièce des saucissons ». L’obsession de parler à la place des disparus, de leur pardonner d’être morts, de pardonner à ceux qui ne leur pardonnent pas. Ressasser la médiocrité des choses, des gens des villes, de cette ville de Vicence, trop laide, trop prétentieuse, trop catholique, trop encombrée, trop connue, parcourue à pas comptés. Savoir que les livres ne sont que du papier, se contenter d’être seuls, accepter le risque de devenir fou. Tout vendre et s’abîmer dans un exil ultramarin. Vivre d’exploiter du bois au Brésil loin de tous ces gens qui s’appellent quelque chose « bosco ». Et pour cela compter quinze mille pas jusqu’à l’étude du notaire (Strazzabosco).
Le compte rendu, tout comme il avait commencé par une préface, se termine par un épilogue qui n’a même pas le dernier mot puisqu’une bibliographie lui succède, ou plutôt une liste des livres qu’on pourrait emporter dans une valise si l’on avait l’intention d’écrire ces mille et un pas. La liste se termine ainsi : « Et en dernier lieu mais non par ordre d’importance, bien sûr, les Journaux de Franz Kafka, Grasset, Paris, 1985, que je pris dans la main et ouvris à la page 208, où je lus, souligné au crayon par mon frère, la phrase suivante : Comme les hommes d’un seul tenant font défaut, les actions littéraires d’un seul tenant nous échappent. » Suivi du mot « Fin ! » avec un point d’exclamation comme un coup de feu.